Alastair Macaulay : « Merce Cunningham pensait comme un compositeur et sa danse était sa propre musique »
Le 16 avril 2019 marque le centenaire de la naissance de Merce Cunningham, immense chorégraphe américain et tête de file de la post-modern dance américaine, courant fondamental dans l’histoire de la danse. Le journaliste Alastair Macaulay a découvert Merce Cunningham en 1979 et le choc fut immédiat. Lui a débuté sa carrière de critique des art vivants à Londres en 1978, où il fut notamment le principal critique de théâtre du quotidien britannique Financial Times de 1994 à 2007. C’est à cette date qu’il traverse l’Atlantique pour devenir critique en chef pour la danse du prestigieux New York Times, un poste surexposé tant le moindre de ses textes était scruté par le monde de la danse et les balletomanes. Sa plume acérée, son humour très « british » et ses compte-rendus qui se fondent sur une culture encyclopédique de la danse et de son histoire en font un critique majeur de notre époque. Il prépare actuellement une biographie de Merce Cunningham dont il est l’un des meilleurs spécialistes. Pour le centenaire de la naissance du chorégraphe américain, Alastair Macaulay a fait part de son expérience et de son expertise à DALP, pour mieux comprendre comment Merce Cunningham a bouleversé les codes.
Ma première question est plutôt personnelle : vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu une chorégraphie de Merce Cunningham sur scène et quelles étaient les pièces présentées ? Avez-vous immédiatement compris que Merce Cunningham était un maître ?
Ma première expérience fut en août 1979 : c’était une répétition ouverte de 90 minutes, un « event » au Festival d’Édimbourg. Cela se passait au Moray House Gymnasium. Le public était assis sur des gradins soutenus par des échafaudages. À cette époque, je n’avais pas l’habitude de la danse en silence mais la chorégraphie – une anthologie d’extraits de danses récentes et plus anciennes – m’a totalement satisfait et excité. Je savais que Merce Cunningham était controversé mais j’ai pensé : « J’aime ça ! Quel est le problème ?« .
Ensuite, vers la fin de la répétition, les musiciens ont commencé à s’échauffer avec leurs instruments. J’ai compris que le son pourrait à la fois être fort et un élément compliqué. La musique était essentiellement électronique, jouée en polyphonie via six différents haut-parleurs mais je n’ai réussi à repérer que les quatre premiers. Et ce soir-là, j’avais décidé de m’asseoir derrière ces quatre haut-parleurs. J’étais à côté de David Vaughan, l’historien et l’archiviste de la compagnie de Merce Cunningham. Evidemment, la musique qui sortait de ces haut-parleurs était bien plus forte que ce que j’avais pu entendre jusqu’à présent. Puis, 5 ou 10 minutes plus tard, les cinquième et sixième haut-parleurs ont été mis en route ; mon siège était comme soumis à un son de tirs automatiques incessants. Mon corps entier était comme un spasme ! Je n’étais absolument pas préparé à cet assaut et j’essayais sans succès de me relaxer. Au beau milieu du spectacle, John Cage quitta le groupe de musiciens. Je supposais qu’il ne pouvait plus supporter le bruit. Cinq minutes plus tard, nos sièges commencèrent à vibrer violemment avec des sons terribles. David Vaughan se pencha vers moi et me murmura : « C’est John. Cela fait partie de la musique« . Progressivement, je compris que John Cage était sous les gradins, donnant de grands coups sur l’échafaudage avec des barres de métal et des chaines. Nous étions littéralement attaqués par la « musique ». J’essayais de me concentrer sur la danse et je su aussitôt que j’aimais et même que j’admirais tout ce que je voyais. Les pièces comprenaient trois duos que Merce Cunningham a appelé ensuite Duets et qui furent représentés pour la première fois l’année suivante. Je crains hélas que mon souvenir le plus fort de ce premier contact, ce soit la musique et pas de manière vraiment positive…
Je savais que Merce Cunningham était controversé mais j’ai pensé : « J’aime ça ! Quel est le problème ?« .
Comment avez-vous relié Merce Cunningham au monde du ballet qui vous était plus familier ? Avez-vous vu une connexion avec le ballet classique auquel Merce Cunningham n’était pas formé ?
Non ! Merce Cunningham était formé au ballet classique et à la danse moderne. Lorsqu’il était avec la Compagnie de Martha Graham (1939-1946), il étudia à la SAB (School of American Ballet), l’école du New York City Ballet. Il comprenait énormément de choses à propos du ballet et bien qu’il préférât utiliser les mots anglais quand il enseignait, il faisait aussi un usage extensif du vocabulaire français du ballet dans ses notes préparatoires pour ses chorégraphies. J’ai consulté ces notes ; elle sont à la New York Public Library for the Performing Arts. Dans les notes d’une de ses pièces, il utilise même le terme « gargouillade », un pas que de nombreux danseurs et danseuses trouvent très difficile à exécuter. Quand j’ai découvert Merce Cunningham la première fois, j’avais vu beaucoup plus de ballets que n’importe quelle autre forme de danse. Mais je connaissais la compagnie de Martha Graham et trois compagnies britanniques de danse contemporaine. Et j’allais aussi au théâtre, au concert et à l’opéra.
La seconde fois que j’ai vu la compagnie de Merce Cunningham en juin 1980, c’était au Sadler’s Wells avec quatre pièces de son répertoire, dont la première mondiale de Fielding Sixes. Je me souviens d’un ami s’exclamant : « Comme c’est bien de voir des danseurs modernes utiliser leurs jambes et leurs pieds !« . C’est aussi ce que j’ai ressenti : j’ai toujours aimé le travail de jambes énergique et j’ai réagi avec enthousiasme à ce que proposait Merce Cunningham. Je pouvais voir en quoi il ne s’agissait pas de ballet et cela me plaisait. Mais j’observais aussi en quoi ces pas étaient à leur manière reliés à ceux du ballet.
Comment caractériseriez-vous le rapport de Merce Cunningham à la musique ? Comment créait-il ses pièces ?
Malgré cette première expérience de 1979, j’ai très vite appris à ne pas me battre avec la musique de merce Cunningham. Et en 1980, j’en suis venu à apprécier comment certaines partitions rehaussaient l’atmosphère d’œuvres individuelles telles que Sounddance, Inlets, Tango, Duets, Fielding Sixes. Certaines partitions étaient terribles et certaines stupides et cela dura jusqu’à la création mondiale de Nearly Ninety en 2009, juste avant la mort de Merce Cunningham. Mais il y avait un large éventail de musique et j’ai appris comment l’on pouvait créer différentes atmosphères avec des musiques différentes, et parfois même avec une musique comme environnement hostile.
Je me souviens d’un des derniers « event » qui se déroulait sur cinq scènes. Vous ne pouviez absolument pas tout voir, c’était frustrant et excitant à la fois.
Pourquoi Merce Cunningham utilisait le mot « event » plutôt que représentation ? Quel est le sens derrière le mot ?
Les « events » étaient et sont toujours un type particulier de représentations : ce sont des anthologies de différentes danses de Merce Cunningham extraites de différentes pièces. Certains étaient représentés dans des théâtres conventionnels mais la plupart se déroulaient dans des espaces insolites : des musées, des gares, des cours d’immeubles et même sur une plage. Par exemple, lors de la saison londonienne de 1995, les représentations étaient dispatchées entre trois soirées de répertoire composées chacune de trois pièces récentes au Sadler’s Wells et trois « events » au Riverside Studio ( trois anthologies de 90 minutes chacune incluant quelques danses des années 1980 et antérieures). Jusqu’en 2002, les « events » duraient 90 minutes et étaient très richement composés mais ils avaient lieu sur une seule scène. En 2003 ce fut à la Tate Modern Gallery et les « events » devinrent plus courts mais sur trois espaces différents simultanément. Je me souviens d’un des derniers « event » qui se déroulait sur cinq scènes. Vous ne pouviez absolument pas tout voir, c’était frustrant et excitant à la fois.
Y avait-il de la place pour l’improvisation dans le processus créatif en studio ?
Non. Tout était précis. Avec certains solos, Merce Cunningham disait aux danseurs et danseuses : « Cela doit durer une minute mais je veux que certaines parties soient plus rapides ou plus lentes de manière différente à chaque représentation« . Cela exigeait d’avoir un très bons sens du timing. Et il y avait aussi des solos où il disait : « Une partie de toi doit toujours être en mouvement tout au long du solo » bien que le solo en question comportât des équilibres sur une jambe et des positions linéaires. Malgré la difficulté du matériau, la plupart des danseurs et danseuses ressentaient une grande liberté dans la précision même de la chorégraphie. La liberté provenait précisément de cette autorité incroyable qui leur était donnée. Ils savaient que ce serait à chaque fois différent et que Merce Cunningham était intéressé par ce que chacun d’entre eux apportait. Et du coup, nous aussi en tant que public…
Je me souviens avoir lu qu’en tant que « chief critic » au New York Times, vous refusiez de rencontrer les interprètes ou les chorégraphes mais que vous aviez fait une exception pour Merce Cunningham. Nous l’entendions parler français avec une voix très douce mais quelle sorte de chorégraphe était-il en studio ?
Votre idée que Merce Cunningham est le seul chorégraphe que j’ai rencontré est une exagération ! J’ai commencé en 1996 mon travail pour écrire un livre sur Merce Cunningham alors qu’il avait 77 ans. Je travaillais à Londres comme critique pour le théâtre au Financial Times. Merce Cunningham était très occupé. Il aimait me rencontrer mais je n’ai pas pu le voir aussi souvent que j’aurais souhaité. Une fois, je suis allé à New York pour une semaine et je n’ai pas pu le rencontrer une seule fois. Il travaillait dur et les gens autour de lui essayaient toujours de la protéger pour l’aider à se reposer. Mais j’aimais cette distance entre nous. Il y a aussi beaucoup d’auteurs de pièces de théâtre, d’acteurs, de chorégraphes et de danseurs que j’admire sans les avoir jamais rencontrés. Il y a tout de même quelques artistes que j’ai connus et parmi eux Harold Pinter et Tom Stoppard.
J’ai pris le poste de « chief dance critic » au New York Times en 2007. C’est une position difficile car très exposée. On m’a averti de ne pas « bavasser » avec les danseurs et danseuses sur lesquels j’écrivais. Globalement, j’essayais de ne pas du tout les rencontrer. Et par exemple, j’ai d’emblée indiqué que je n’écrirai pas sur Matthew Bourne avec qui j’avais collaboré pour un livre d’interviews car jamais je n’aurais pu persuader les lecteurs et lectrices que je n’avais pas à son sujet un a priori favorable. Je n’ai pas rencontré Merce Cunningham très souvent et quand j’ai commencé à écrire pour le New York Times, il avait déjà 88 ans. J’avais pour règle de ne le rencontrer que dans des lieux publics pour de brèves conversations que d’autres pouvaient entendre pour se joindre à nous. Une seule fois, alors qu’il avait 89 ans, je fus invité chez lui pour diner avec deux de ses amis bien que Merce fit l’essentiel de la conversation. Ce diner en 2008 fut informel, joyeux, drôle. Il aimait surtout parler d’autres types de danse. Il était très impressionné par la danseuse flamenco Soledad Barrio qu’il était allé voir après avoir lu ma chronique. Il se souvenait aussi d’avoir vu le Bolchoï au temps d’Ekaterina Maximova et Vladimir Vassiliev dans les années 1970. Il sentait qu’il pourrait voir ainsi comment Galina Oulanova avait coaché Ekaterina Maximova. Jamais il n’a dit un mot sur mes comptes-rendus de son travail mais il m’a fait savoir qu’il admirait la manière dont j’écrivais sur d’autres chorégraphes. Il pensait que j’étais un peu l’équivalent moderne du critique Edwin Denby (1903-1983) qu’il avait connu et qui était son ami. Il me raconta qu’en 1946, Denby l’emmena voir en première mondiale le ballet de George Balanchine Les Quatre Tempéraments. Et il raconta comment vers 1943, à la SAB (School of American Ballet), le chorégraphe enseigna durant une semaine à un groupe d’interprètes de sa compagnie. Il savait que mon livre contiendrait davantage d’éléments biographiques que ce que j’avais originellement prévu. Et c’est peut-être pourquoi il me confia l’histoire incroyable de ses parents qui emménagèrent à New York dans les années 1950 sans rien lui dire à l’avance.
Est-ce que les new-yorkais et le public américain ont conscience de l’importance de Merce Cunningham ? Il semble en effet que les compagnies européennes dansent son répertoire bien davantage qu’aux États-Unis ?
Merce Cunningham s’est toujours senti chez lui à New York dès le moment où il y arriva en 1939. Mais non ! Il ne bénéficie pas aux États Unis du même accueil qu’en Grande-Bretagne ou en France. C’est la manière dont les critiques britanniques et le public ont réagi à son travail en 1964 qui en a fait une figure majeure que les Américains ne pouvaient plus ignorer. Jusqu’à cette date, le New York Times n’avait jamais rendu compte de son travail. A partir des années 1970, Paris fut la ville où il était le plus populaire – « un succès fou » encore et encore… – et sa compagnie a dansé dans plusieurs autres villes françaises. Personnellement, je l’ai vue à Lyon, Lille et Reims. Et je me souviens être allé à New York en 2002 et avoir été fort désappointé de constater que la salle du City Center avait de nombreux sièges vides alors que le même programme aurait été complet au Barbican de Londres ou au Théâtre de la Ville à Paris. Merce Cunningham a eu de nombreux succès en Amérique mais le public américain est plus conservateur.
Aujourd’hui, il y a davantage de compagnies allemandes et françaises qui ont Merce Cunningham à leur répertoire que de compagnies américaines. Certaines le dansent superbement. En 2017, le Ballet de l’Opéra de Lyon a dansé Summerspace à New York avec une assurance que même les danseurs et danseuses les plus sévères de Merce Cunningham ont grandement admirée. Il y a malgré tout des compagnies américaines qui dansent ses oeuvres et il y a aussi de jeunes interprètes qui préfèrent danser Merce Cunningham plus que tout autre chose. Sa technique est superbe et elle est enseignée dans de nombreuses écoles très réputées.
Pourquoi Merce Cunningham décida-t-il de dissoudre sa compagnie après sa mort ? Comment souhaitait-il que son répertoire soit préservé ?
Quand Diaghilev mourut, les Ballets Russes cessèrent immédiatement. Plusieurs de ses ballets parmi les plus remarquables ne furent jamais représentés de nouveau. Merce Cunningham a peut-être pensé à Diaghilev, dont il admirait la carrière. Il avait peut-être aussi en tête d’autres compagnies américaines de danse contemporaine qui ont bien des difficultés à survire à la mort de leur fondateur ou de leur fondatrice. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour aider à la reconstruction de ses chorégraphies. Et on continue à le faire depuis sa mort. J’ai vu ces dernières années des œuvres qui n’étaient pas données durant les dernières 30 années de sa vie. Je m’étais résigné à ne presque plus voir de Merce Cunningham après la dissolution de sa compagnie mais en fait, j’en ai vu bien plus que ce que je ne pensais.
George Balanchine et Merce Cunningham vivaient dans la même ville. Ils étaient deux géants dans le monde da la danse vivant sur deux différentes planètes artistiques. Sait-on ce qu’ils pensaient l’un de l’autre ?
Nous ne savons pas ce que George Balanchine pensait de Merce Cunningham. Le New York City Ballet dansa Summerspace en 1966 avec les danseuses sur pointes. De nombreux danseurs et danseuses de George Balanchine admiraient les chorégraphies de Merce Cunningham et c’est encore vrai aujourd’hui au sein du NYCB. Mais la musique reste un problème pour certaines et certains d’entre eux. Et on peut raisonnablement supposer que George Balanchine aurait jugé la fameuse indépendance de Merce Cunningham vis-à-vis de la musique comme une forme d’hérésie et d’excentricité. Il n’a pas conservé Summerspace au répertoire du NYCB. Quant à Merce Cunningham, il ne parlait pas souvent de George Balanchine bien qu’il ait vu ses œuvres dés les années 1940. Je pense qu’il admirait ce qu’il avait fait avec la musique contemporaine. Il n’oublia jamais les Danses Concertantes (1944) avec le Ballet Russe de Monte-Carlo et probablement que certains de trios de Cunningham s’inspiraient de ceux de George Balanchine. Mais à mon avis, il regrettait l’amour du chorégraphe pour la musique ancienne. Je crois aussi qu’il préférait qualifier les chorégraphies de George Balanchine de rythmiques plutôt que musicales. J’imagine que comme d’autres, il estimait qu’il ne répondait pas forcément à tous les aspects de la musique. Merce Cunningham pensait comme un compositeur : sa danse est sa propre musique avec ses propres rythmes, ses harmonies, ses contrepoints et même ses mélodies.
Merce Cunningham pensait comme un compositeur : sa danse est sa propre musique avec ses propres rythmes, ses harmonies, ses contrepoints et même ses mélodies.
Merce Cunningham a influencé de nombreux chorégraphes. Pensez-vous qu’il ait des héritiers et héritières aujourd’hui ?
Qu’est ce qu’un héritier pour un chorégraphe ? On pourrait dire que Frederick Ashton et George Balanchine sont les héritiers de Marius Petipa que tous les deux admiraient grandement. Mais l’un et l’autre ont fait des choses que Marius Petipa aurait déplorées ou qui l’aurait déconcerté. Bien sûr, il y a des chorégraphes d’aujourd’hui qui on pleinement absorbé le style de Merce Cunningham : je pense à Richard Alston, Liz Gerring, Pam Tanowitz. Mais ils ont aussi besoin de faire leurs propres danses.
Pensez-vous que son travail, son œuvre, son héritage seront préservés ?
Quand j’étais jeune critique, on m’a appris à ne jamais prédire…