Chorégraphes par temps de Covid – Mathurin Bolze : « On mesure à nouveau l’engagement que notre métier exige »
Lors du premier confinement, nous avons laissé la parole avant tout aux danseurs et danseuses. Mais comment les chorégraphes vivent-ils cette période si compliquée, eux et elles aussi bloquées dans leur travail de création ? À l’heure où les théâtres sont fermés, mais où les artistes peuvent répéter, place plutôt aux créateurs et créatrices, qui nous racontent comment continuer à travailler en ces temps si particuliers. Après Bruno Bouché, le circassien Mathurin Bolze, directeur de la compagnie MPTA, évoque cette période si particulière. Loin d’être à l’arrêt, il s’est posé deux semaines en résidence à la Maison de la Danse de Lyon, d’abord pour accompagner le duo À nos vertiges par les deux jeunes artistes Corentin Diana et Emma Verbèke. Puis pour retrouver toute l’équipe du spectacle Les hauts plateaux, en pause forcée pendant sa tournée. Des temps de travail précieux qui ouvrent la porte à d’autres rencontres et moments de créations.
Entre un premier confinement où vous étiez complètement à l’arrêt et un deuxième où vous occupez les théâtres, comment vivez-vous cette période si particulière ?
Il y a une grosse différence entre les deux confinements. D’un point de vue personnel, l’angoisse de la maladie inconnue est moindre, le poids est moins lourd. À cela se rajoute la possibilité de travailler, de retrouver notre liberté dans un théâtre même s’il est sans public, de se remettre en mouvement physiquement et intellectuellement. Et puis j’ai eu de la chance : j’ai recommencé à répéter dès juin, j’ai même joué cet été au Musée des Confluences pour des projets nés du confinement. On était tellement content de travailler, d’être tout simplement dans l’exercice de nos métiers. Puis nous avons donné Les Hauts plateaux en septembre et octobre. On a aussi compris qu’il fallait composer avec l’incertitude, il faut tenir dans le temps. Dans le travail au quotidien, nous enlevons le masque sur le plateau, pendant les répétitions et les spectacles. C’est une chance ou un risque : j’ai travaillé dans les bras d’un acrobate qui a eu la Covid, je ne l’ai pas eue.
La reprise des répétitions et des moments de création a été dure ?
La création, c’est comme un muscle ! Et relancer la machine, aussi bien celle du corps que du mental, c’est dur. On mesure à nouveau l’engagement que notre métier exige, ce qu’il nous faut de concentration, de certaines douleurs à outrepasser, de certaines peurs comme celle de retrouver le public. Pour l’acte de création, il y a aussi la peur de se remettre en danger et en fragilité. Plus on est dans cette habitude de mise en danger, plus on se tient proche de la création, mieux on est. Alors cet arrêt reste dur. On y fait aussi grandir des attentes, des enjeux, des espérances. Le trac, la scène, les tensions musculaires, c’est quelque chose ! Aussi bien dans la tête que dans le corps. Mais on se retrouve tout de même joyeusement, avec un grand plaisir. C’est dans les théâtres et au travail que l’on exerce notre métier.
À la Maison de la Danse, vous travaillez sur deux spectacles très différents : d’un côté le duo À nos vertiges, un spectacle tout frais porté par deux jeunes artistes, de l’autre le spectacle Les Hauts plateaux avec votre compagnie MPTA, qui est au milieu d’une tournée importante. Comment ces deux spectacles sont impactés par cet arrêt ?
Pour À nos vertiges, on savait qu’il n’y avait pas de dates de spectacles avant Noël, les prochaines sont en janvier et juillet. Quand on sait qu’il y a des dates à venir, l’inquiétude n’est pas là, même si pour ce duo, qui intervient dans notre dispositif d’insertion professionnelle, il y a tout à faire et c’est plus violent. S’il avait déjà été joué 150 fois, ça n’aurait pas été un problème de perdre quelques dates. Mais ce temps de résidence est un moment de travail inespéré, que l’on ne l’avait pas et que la Covid nous offre. Il y a toujours des choses à attraper et à régler, on travaille sur un volume, une vitesse, une lumière… Ce spectacle était tout jeune et tout frais. Pour Les Hauts plateaux, on devait partir sur une tournée de 60 spectacles. Alors perdre six dates ou trois villes de tournée, ce n’est pas si grave : on sait que l’on aura le temps de vivre le projet, que l’on n’a pas travaillé pour rien. L’on a déjà eu en plus de beaux retours du public avec les dates données en septembre et octobre.
Vous passez une semaine sur la scène de la Maison de la Danse avec votre équipe du spectacle Les Hauts plateaux. Qu’est-ce que vous allez travailler, comme le spectacle est déjà rôdé ?
Nous ne sommes pas vraiment dans la possibilité de répéter parce qu’on ne peut pas monter le décor. Et le spectacle, on le connaît bien, on ne va pas simplement le jouer devant une salle vide. Alors qu’est-ce qu’on invente dans ces conditions ? Il y a d’abord l’envie de se retrouver, de se re-rencontrer. Avec cette équipe du spectacle, on s’est bien trouvé, on s’apprécie, l’équipe s’est soudée d’une belle manière. Puis il y a l’envie de se maintenir en activité physiquement et mentalement alors que nous sommes plongés dans nos solitudes. Il y a enfin l’envie de développer des choses. Nous toucherons les cachets des spectacles qui ont été annulés et avoir des sous sans rien faire, ça ne nous va pas, ce n’est pas confortable. Dès que la Maison de la danse nous a proposé le plateau, j’ai essayé de rameuter tout le monde. J’ai invité plein d’autres gens durant cette semaine. L’équipe du spectacle va ainsi être bousculée par la présence de créateurs, créatrices et musicien.ne.s lyonnais : la violoncelliste Noémi Boutin, le directeur du CND Lyon Joris Mathieu, Stéphane Bonnard de la compagnie KompleX KapharnaüM, des acrobates…
Pourquoi cette envie de nouvelles rencontres ?
Il y a l’envie et le plaisir de se retrouver et de modifier cette rencontre. C’est ça qui donne envie de percuter le noyau de ce spectacle avec d’autres artistes, et pour nous de se remettre en fragilité ensemble, de se demander ce que l’on invente, fort de notre solidité d’équipe retrouvée. Se rencontrer et expérimenter sous le regard d’autres personnes, c’est une mise en danger. Et c’est ça qui nous fait plaisir. On se retrouve, on se réunit, puis on trouvera bien ce que l’on fera. On fait de ce temps une université en y amenant des choses, on met tout en commun et on percute avec les autres.
Que peut-il naître de cette semaine de rencontre ?
Nous n’avons pas l’objectif d’un spectacle, du temps à absolument utiliser pour quelque chose précis lors de cette résidence. Et quand on va quelque part sans enjeux, on libère une nouvelle créativité et de l’invention. Ces périodes normalement n’existent pas, cela coûte trop cher. Inviter 15 personnes sur un plateau pendant une semaine, sans objectif de création, qui finance ça ? Personne habituellement. Alors le fait de pouvoir le faire rend le tout extrêmement joyeux. C’est aussi un temps qui peut servir à chacun pour régler ses propres comptes avec les enjeux du plateau et de la création. J’espère aussi qu’il va en ressortir un grand plaisir de l’instant, que des travaux personnels pourront être mis sous le regard des autres, bousculés et donc avancés. Et que ça continue de faire avancer la cohésion de l’équipe. Faire des rencontres, c’est une sorte de logiciel libre.
Se rencontrer et expérimenter sous le regard d’autres personnes, c’est une mise en danger.
Est-ce que la période actuelle vous inspire en tant que créateur de spectacles ?
Non, ça ne m’inspire pas beaucoup, je n’en fais pas une matière de travail. Et puis ma manière de faire des spectacles ne compose pas non plus avec une réponse immédiate à l’actualité. Pourtant, elle me nourrit et des questions sourdes traversent les choses que je mets en œuvre au plateau. Aujourd’hui, nous sommes plutôt dans la joyeuse liberté d’invention, de la table rase. Même si les sujets d’aujourd’hui traversent Les Hauts plateaux , que l’on a créé pourtant avant le confinement. De quoi parle le spectacle ? De la question du nucléaire, de la contamination, de la pollution de masse. On évoque aussi cette question de l’échelle du temps. Quand on revoit des photos de gens masqués pendant la grippe espagnole en 1918, on se rend compte que l’on avait fini par oublier ce qui s’est passé. Cela a quelque chose d’un peu rassurant de se dire que tout ça est déjà arrivé.
Financièrement, comment se porte votre compagnie MPTA ?
On n’est pas inquiet, les parachutes ont été ouverts à plusieurs niveaux. Il y a eu beaucoup d’inquiétude sur le premier confinement, nous avons fait pas mal de chômage partiel. Sur ce deuxième confinement, la plupart des théâtres ont compris que l’on avait besoin de nos cachets et de nos heures d’intermittence, la majorité de nos sessions ont été honorées. Il y a eu une solidarité. Les scènes nationales avec lesquelles nous travaillons essentiellement sont bien subventionnées, elles sont moins soumises aux risques de jauges limitées ou d’annulation, ce qui n’est pas le cas d’autres structures comme la Maison de la Danse. La plupart de nos cachets ont ainsi été payés, des reports de dates sont programmés quand cela est possible, la Drac a aussi abondé avec des fonds de soutien. Nous ne sommes pas inquiets au final, mais nous avons beaucoup de chances : nous sommes une grosse compagnie subventionnée, nous avons des propositions comme ces deux semaines de résidence à la Maison de la danse. On n’est pas les seuls dans ce cas mais nous ne sommes pas la majorité. Rares sont ceux qui ont pu jouer pendant les deux confinements par exemple. Et les jeunes acrobates sont dans des situations bien plus délicates.
Les Hauts plateaux, reprise de la tournée le 6 janvier au Grand T de Nantes, suivi d’une vingtaine de dates partout en France, du 9 au 11 juin 2021 à la Maison de la Danse dans le cadre de la Biennale de la Danse.
À nos vertiges, le 31 janvier à la La Garance – scene nationale de Cavaillon.