[Captation] La Gran Partita par le Ballet du Rhin – Rencontre avec Jesse Lyon, l’un des chorégraphes
À défaut de le donner devant un public, le Ballet du Rhin a mis en ligne une captation de sa pièce La Gran Partita, chorégraphiée par plusieurs artistes de la troupe. Jesse Lyon est l’un d’entre eux. Nous l’avions rencontré en 2016, alors qu’il était étudiant au LAAC de Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta. Jesse Lyon est depuis entré au Ballet du Rhin. Il nous raconte son travail sur La Gran Partita, son chemin de chorégraphe ou l’attention que porte son directeur Bruno Bouché à pousser ses danseurs et danseuses vers la création.
L’Opéra du Rhin propose une captation de La Gran Partita de Mozart, collaboration entre l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et le Ballet du Rhin. Comment est né ce projet ?
L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg souhaitait jouer La Gran Partita de Mozart pour le concert d’ouverture de la saison dernière et nous a proposé de danser dessus. Bruno Bouché, le directeur du Ballet du Rhin, nous a demandé qui était intéressé pour chorégraphier une partie de la partition. Nous avons eu de la chance : La Gran Partita compte sept mouvements et sept danseurs/danseuses se sont proposés. Chacun.e a pris un mouvement, la répartition s’est faite facilement. Nous avons dansé La Gran Partita en septembre 2019, en surélevant la fosse avec l’orchestre sur scène derrière nous. Le programme devait être repris cette saison sur plusieurs dates. Elles ont été annulées mais une captation a pu être faite.
Avec sept chorégraphes, comment proposer une œuvre cohérente ?
Une fois que nous nous sommes réparti les mouvements, nous avons réfléchi aux liaisons, entre ce qui venait avant et après. Nous nous sommes aussi donné une gamme de couleurs commune pour les costumes, nous avons fait des propositions de scénographie relativement simples. Mais on voulait aussi que chacun.e puisse montrer son propre univers. Chorégraphiquement, l’unité vient du fait que nous venons tous d’une formation classique, nous prenons tous notre cours de danse classique le matin. Et cela fait quelques années que nous dansons ensemble les mêmes pièces, que nos corps sont passés par le même répertoire, les mêmes gestuelles. C’est d’ailleurs intéressant de voir comment ces expériences communes sont retranscrites différemment. Et puis l’unité de cette pièce reste la musique. C’est elle qui permet de traverser différents univers. On ne peut pas ignorer la musique de Mozart, chaque mouvement chorégraphique éclaire ainsi différentes facettes de cette partition.
Quel mouvement avez-vous choisi et comment vous a inspiré cette musique ?
J’ai choisi le troisième mouvement, l’adage, qui est une musique très continue. Mon parti-pris a été que tout s’entremêle, se tresse et se tire – ma pièce s’appelle d’ailleurs Tresses. Je voulais qu’on ne sache plus très bien qui danse avec qui, que tout soit très fluide et se déroule sans s’arrêter, comme la basse continue de la partition.
L’unité de cette pièce reste la musique. C’est elle qui permet de traverser différents univers.
Chorégraphiquement, vers quoi vous êtes-vous dirigé ?
Bruno Bouché nous a encouragés à utiliser les pointes, voire de faire une pièce classique. Et ça a été mon parti-pris, pour un trio avec Ana Karina Enriquez-Gonzalez, Alice Pernão et moi-même. J’ai vraiment fait une étude sur le vocabulaire classique et comment chorégraphier avec. D’habitude, quand je crée, j’essaye d’inventer un vocabulaire. Là, le vocabulaire est déjà là, il est déjà codifié, cela m’a permis de me focaliser sur un autre aspect de la chorégraphie et c’était intéressant pour moi. Mais comment écrire avec des mots déjà inventés ? Pour moi, le vocabulaire de la danse classique est immédiatement joli, j’ai l’impression de pouvoir parler en rimes quand je l’utilise. Mais il ne faut pas que cela soit juste beau, sinon ça devient vite ennuyeux. Il faut que cela soit intéressant chorégraphiquement et ne pas en faire un cours de danse classique. Alors j’ai voulu l’écrire dans l’espace : comment, avec ce vocabulaire et trois interprètes, écrire des formes dans l’espace et en faire quelque chose de fluide… et quelque part raconter une histoire. Un danseur qui donne sa main à un autre, ça raconte tout de suite quelque chose, c’est l’histoire de George Balanchine !
Comment avez-vous travaillé la pointe ?
En tant qu’homme, je n’en ai donc jamais fait. Alors pour moi, vouloir chorégraphier sur pointes doit forcément se faire en collaboration avec mes interprètes. Parce que je ne sais pas de quoi je parle. J’échange donc beaucoup avec mes danseuses, je leur demande ce qui est possible, impossible, elles me proposent des choses. Et c’était génial de travailler avec deux interprètes qui ont une très bonne technique de pointes. Je pouvais tout leur demander, elles sont très virtuoses, c’est très libérateur et agréable pour un chorégraphe.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les autres mouvements de La Gran Partita ?
La pièce s’ouvre par un duo complètement loufoque, chorégraphié par Pierre-Émile Lemieux-Venne. C’est vraiment drôle et virtuose musicalement. Place ensuite à un solo de Marwik Schmitt dans un univers complètement fantasmatique. Puis c’est mon trio, suivi par la reprise d’un solo d’Eureka Fukuoka, qui a quitté la scène depuis, qui est dans un dialogue avec l’orchestre, qui raconte une histoire avec les musiciens. On a ensuite un duo sur pointes de Pierre Doncq qui a un regard très analytique sur la danse classique, qui a essayé de déconstruire ce vocabulaire de façon presque mathématique, dans la démarche de Laban. Il y a enfin un trio de Mikhaël Kinley-Safronoff, et tout se termine par un duo de Rubén Julliard, qui venait d’arriver dans la compagnie au moment de la création de La Gran Partita, et qui propose un petit final avec beaucoup de peps et très virtuose.
Comment s’est passé le tournage de La Gran Partita ? Vous avez fait un gros travail de montage ou avez filmé dans les conditions du direct ?
Un peu des deux ! Nous n’avons pas capté les pièces dans l’ordre. Chacun.e a eu une heure pour filmer, en faisant en général deux filages et en choisissant le meilleur d’un point de vue de l’enregistrement musical, parce que c’est aussi un travail de l’Orchestre. Les équipes de l’Opéra du Rhin se sont occupées du montage.
Chorégraphier, c’est un entraînement : plus on le fait, plus cela devient facile ! Il y a l’inspiration, mais il y a aussi un aspect plus artisanal.
Sur les sept chorégraphes de La Gran Partita, on compte seulement une femme. Comment l’expliquez-vous ?
Au début, seuls les danseurs du Ballet du Rhin chorégraphiaient. Mais Bruno Bouché a beaucoup encouragé les danseuses à s’y mettre. Si cela ne se voit pas sur La Gran Partita, cela se sentira beaucoup plus sur de prochains programmes. Comment l’expliquer ? En plus des problèmes globaux d’inégalité que l’on retrouve partout, pour une fille, faire de la danse va de soi aux yeux de la société. Alors qu’un garçon qui veut faire de la danse doit poser son désir, il s’est même parfois battu pour imposer sa volonté de danser. Comme il a déjà fait ce chemin, c’est peut-être plus facile pour lui de sauter le pas en tant que chorégraphe. Et puis il y a beaucoup plus de compétitions pour les danseuses, elles ont beaucoup moins le droit à l’erreur. Je vois aussi, et c’est impressionnant, comment certaines danseuses qui proposent un super travail et qui pourraient se sentir très légitimes dans la chorégraphie ne le sont pas du tout, en tout cas bien moins que certains danseurs qui se sentent tout de suite très légitimes dans ce travail de création.
Quel est votre cheminement en tant que chorégraphe ?
Je viens de la gymnastique et du cirque, où l’on crée souvent soi-même ses propres numéros. Cela fait partie de notre formation. J’ai commencé la danse à 19 ans et je suis allé à l’École de Danse Rosella Hightower. On y encourageait beaucoup les élèves à chorégraphier, des cartes blanches chaque année, du temps dévolu à ça. C’est d’ailleurs là que j’ai rencontré Rubén Julliard, un autre chorégraphe de La Gran Partita. Je suis ensuite partie à l’école de danse de Washington. Ma première pièce remonte à 7 ou 8 ans. Ce fut un solo, pour mon audition au stage d’été du NDT, et ça a fonctionné. Mon professeur de Washington l’a vu et m’a proposé de le danser dans les spectacles de l’école, puis m’a demandé de chorégraphier pour les apprenti.e.s de l’école, une pièce pour un petit groupe de 5-6 interprètes. J’ai aussi fait des solos pour des compétitions, pour d’autres danseurs. Puis je suis parti au Richmond Ballet où j’ai aussi pu faire une pièce pour les apprenti.e.s.
Je me suis ensuite blessé au genou et suis rentré en France. Une fois guéri, je suis rentré au LAAC de Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta. Il y avait un grand soutien à la création chorégraphique et j’ai eu beaucoup d’opportunités de créer des chorégraphies, dans plein d’endroits : au Louvre, à la Fondation Louis Vuitton, au Théâtre des Champs-Élysées… Il y avait une vraie émulation chorégraphique au LAAC, avec le soutien et le retour précieux de ces deux Étoiles. Cela m’a permis de produire régulièrement. Et chorégraphier, créer du mouvement, c’est un entraînement : plus on le fait, plus cela devient facile ! Il y a l’inspiration, mais il y a aussi un aspect plus artisanal : tout le monde peut avoir de l’inspiration, il faut ensuite pouvoir le réaliser. Plus le temps passe, plus on gagne du temps, plus le cerveau est entraîné à être créatif. C’est un peu comme la classe du matin : il faudrait s’entraîner tous les jours à être créatif.
Et au Ballet du Rhin, vous avez le temps de chorégraphier ?
Je suis entré au Ballet du Rhin il y a quatre ans, Bruno Bouché a pris la tête du Ballet en même temps. Il a tout de suite voulu soutenir la création chorégraphique dans la troupe. Il cherche des danseurs et danseuses qui ont la maîtrise du langage académique, pour le déconstruire et inventer de nouvelles formes. C’est pour ça aussi qu’il nous propose de chorégraphier. Et il y a plein de petites opportunités. J’ai pu chorégraphier chaque année et je ne suis pas le seul. Il y a ainsi une vraie émulation dans la troupe, avec beaucoup de gens qui veulent chorégraphier.
Sur La Gran Partita, vous avez choisi le parti-pris du langage classique. C’est aussi le cas dans vos autres pièces ou vous êtes plus dans un langage contemporain ?
Je fais un peu des deux. Je refuse en fait de faire la différence entre danse classique et danse contemporaine. Ces différences sont d’un autre temps. Il y a de la danse, de la bonne ou de la mauvaise danse, et c’est tout. Dans mon mouvement, je peux ainsi avoir une arabesque très classique qui enchaîne par des mouvements au sol. Je milite pour une danse transcontemporaine. Et aujourd’hui, dans le répertoire des grandes compagnies, il y a de tout, on ne fait plus que de la danse classique toute sa vie, cela se reflète dans mes chorégraphies.
On est prêt à repartir, on travaille, on a des spectacles. Il suffit d’ouvrir les portes et on y va.
En dehors du Ballet du Rhin, quels sont vos projets chorégraphiques ?
J’ai créé un collectif avec Rubén Julliard, Nest, avec les encouragements de Bruno Bouché, pour pouvoir faire des chorégraphies en dehors du Ballet du Rhin. Cela nous permet d’aller chercher nos propres opportunités et d’être plus libres. Nous avons des spectacles dans l’église Saint-Paul de Strasbourg, les 21 et 22 août, avec l’orgue et trois chorégraphes. Puis une représentation le 11 septembre, avec cinq chorégraphes (dont trois femmes !) au Château du Hohlandsbourg, en collaboration avec des artistes qui feront des projections sur toute l’enceinte du château.
Les artistes du Ballet du Rhin ne sont pas remontés en scène depuis novembre. Quel est votre état d’esprit ?
On piaffe d’impatience ! On est prêt à repartir, on travaille, on a des spectacles. Il suffit d’ouvrir les portes et on y va. Au final, nous avons annulé seulement deux séries depuis mars derniers. Et on travaille tous les jours : sur les prochains programmes, sur les pièces de la saison prochaine, sur des projets annexes comme des capsules vidéos ou des interventions dans les Ehpad. En janvier, nous avons pu créer Les Ailes du désir de Bruno Bouché : nous l’avons terminé et l’avons dansé devant le personnel de l’Opéra du Rhin et des professionnel.le.s, nous le redonnerons la saison prochaine. Nous n’avons donc pas perdu notre temps. Et puis c’est un peu un moment d’incubation, de réflexion et d’essai, on a de l’espace et du temps. Je pense qu’il y va y avoir un sursaut créatif incroyable quand tout va reprendre ! Les artistes ont plein de choses à dire et plein de choses à danser.
La Gran Partita par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et le Ballet du Rhin, chorégraphié par Pierre Doncq, Eureka Fukuoka, Rubén Julliard, Mikhael Kinley-Safronoff, Pierre-Emile Lemieux-Venne, Jesse Lyon et Marwik Schmitt. À voir en ligne sur la chaîne Youtube de l’Opéra du Rhin.
Léa
il n’y avait pas de femme pour faire partie des chorégraphes de cette par ailleurs très belle oeuvre? (et merci Arte Concert, et le BdR pour le courage et la persévérance….)
La photo pique sacrément les yeux….