Rachid Ouramdane : « Chaillot doit être le chemin qui amène à une diversité pour faire culture commune »
Rachid Ouramdane, le directeur du Théâtre National de la danse – nom officiel de Chaillot – a inauguré cette nouvelle saison avec le retour à Paris de MÖBIUS, le spectacle qu’il a créé il y a trois ans en collaboration avec la Compagnie XY. Poursuivant l’impulsion donnée lors de sa saison inaugurale, le nouveau patron de Chaillot a initié un week-end festif et convivial, investissant tous les espaces de cette maison superbe et tentaculaire. Au-delà du moment de la représentation, Rachid Ouramdane souhaite ouvrir le théâtre et approfondir une démarche inclusive en offrant un éventail d’initiatives et de projets et en croisant et en faisant dialoguer toutes sortes d’esthétiques. À l’orée de cette nouvelle saison, DALP s’est entretenu avec Rachid Ouramdane qui explique les défis artistiques qu’il se lance, à un moment compliqué puisque la grande salle Jean Vilar devra fermer ses portes pour travaux à partir du mois de janvier prochain. Cela n’entrave en rien ses projets et l’ambition qu’il nourrit pour le Théâtre National de la danse.
Vous avez bouclé une toute première saison, qui fut à haut risque car si les théâtres ont rouvert, il y avait une tension et la menace permanente de devoir annuler des spectacles en raison du Covid. Comment l’avez-vous vécue ?
Cela s’est plutôt bien passé car malgré toutes ces difficultés, le Théâtre de Chaillot a eu un taux de fréquentation correct. Mais c’est une vraie interrogation de savoir comment le public a muté. Je pense que le public est transformé. On ne doit plus simplement se poser la question de savoir comment il va revenir à nouveau mais plutôt comment nous comprenons ces mutations. Il va nous falloir tenir compte de phénomènes qui sont nouveaux : le télétravail dans la vie des gens, le besoin de nature et de quitter la ville qui s’est accentué. Il y a presque une étude anthropologique à mener pour bien comprendre comment on met à disposition des oeuvres, comment on construit le chemin vers les oeuvres. Ça ne se fera plus comme avant, sans parler de l’explosion du digital et des plateformes. Je pense qu’à Chaillot, on a réussi à être sur un bon équilibre dans ce moment de bouleversement, d’épiphénomènes que l’on a du mal à comprendre : tout d’un coup nous avons beaucoup de public, tout d’un coup plus du tout. Toutes nos valeurs sont chahutées. Par exemple, on pouvait penser qu’un nom connu fédère le public, mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Il faut reprendre nos logiciels et comprendre comment les artistes sont identifiés et par qui. Ça fait naître des stress et nécessite une grande réactivité des équipes. Mais je suis très content de la manière dont la dernière saison s’est déroulée.
Vous êtes le premier directeur du Théâtre National de la Danse depuis que Chaillot a acquis ce label grâce à votre prédécesseur Didier Deschamps. Paris a enfin un théâtre consacré exclusivement à la danse. Mais c’est aussi le moment où une partie du théâtre va fermer puisque le vaisseau amiral, la salle Jean Vilar, sera en travaux à partir de janvier 2023 pour améliorer les performances du plateau. Comment avez-vous géré cette difficulté qui vous impose d’exporter les spectacles dans d’autres lieux ?
Je veux tout d’abord saluer le travail de Didier Deschamps qui a été très volontaire pour que ce théâtre puisse acquérir ce statut. Cela s’est fait sous son mandat, à la toute fin en novembre 2020. Il en est l’artisan et j’ai le privilège d’être le premier à débuter alors que les choses sont scellées. C’était important de la faire, non pas pour des considérations corporatistes mais techniques. Évidemment, j’aurais préféré un calendrier autre, j’aurais aimé que ce théâtre ne soit pas en travaux avant les Jeux Olympiques parce que c’est un événement mondial et nous sommes partenaires du Comité olympique. Chaillot fera beaucoup de choses en extérieur mais on aurait pu faire davantage si on avait préservé notre grande salle. Je le savais avant d’arriver. Cela ne vient pas fragiliser ce que doit être selon moi le Théâtre National de Chaillot, c’est-à-dire un établissement qui doit rayonner.
Chaillot ne doit pas être un théâtre parisien parmi d’autres théâtres parisiens.
Il y aura une partie de la programmation qui sera hors-les-murs, mais c’est un geste que je trouve assez cohérent avec ce en quoi je crois. Peut-être aussi parce que je viens de compagnie et d’un Centre chorégraphique national. Quand vous êtes dans un CCN, l’institution, ce sont ses murs mais aussi son rayonnement, ses déplacements, ses activités, bien au-delà de ses murs. Et c’est ce que j’espère apporter : que Chaillot soit nomade sur des gestes de programmation, ce qui est la partie la plus simple. Et aussi mettre Chaillot en itinérance sur des territoires fragilisés avec des programmes inclusifs qui s’appellent les colos Chaillot, des Chaillot olympiques aussi qui seront des dispositifs alliant art et sport avec une personnalité du monde du sport et une personnalité du monde des arts. Cette itinérance-là, elle me semble importante. C’est aussi la responsabilité d’un théâtre national. Chaillot ne doit pas être un théâtre parisien parmi d’autres théâtres parisiens. On est attendu avec notre partenaire, le Centre National de la Danse de Pantin pour structurer et soutenir l’éco-système chorégraphique au niveau national et on se doit d’être sur les territoires les plus éloignés.
Cette nouvelle saison qui débute est une saison que vous avez totalement imaginée et structurée. Vous avez décidé de choisir neuf artistes associés à Chaillot. Pourquoi ce choix ?
Je voulais une diversité des esthétiques et aussi de personnalités qui interrogent la danse et se demandent comment elle peut agir. L’Afrique était un des axes avec des artistes tels que Faustin Linyekula et Dorothée Munyaneza, des artistes avec lesquels nous développons des programmes de coopérations internationales. Je pense que la France est intimement liée avec ce continent de par l’histoire et des mouvements de population. Je pense même que l’imaginaire des artistes français pour beaucoup est fait de ce dialogue, qui peut être parfois étouffé ou qui a laissé des cicatrices, mais qui aussi fait naître des imaginaires très créolisés. Je ne veux pas revenir sur le passé de la France avec ces pays africains mais mettre l’accent sur aujourd’hui et maintenant, sur ce qui nous lie. La chorégraphe et danseuse Nacera Belaza est aussi dans une réflexion sur un dialogue inter-culturel qui maîtrise les enjeux occidentaux et les frottent à la culture de la Méditerranée qui est dans son ADN.
La journaliste Aurélie Charon sera là avec son Radio Live qui donne la parole à des jeunesses actives et militantes : qu’est-ce que c’est qu’être féministe en Iran, dragqueen au Liban ? Elle va toujours chercher des figures qui portent leurs différences dans l’environnement dans lequel ils se trouvent. La chorégraphe Fanny de Chaillé a su s’emparer ces dernières années des rituels de la jeunesse et il m’a paru important qu’elle soit là car elle aussi se fait le porte-voix et s’empare des débats de société. J’ai aussi convié le collectif XY car je veux ouvrir les institutions chorégraphiques aux arts du geste et du cirque. François Chaignaud est incontournable dans sa formidable capacité de revisiter des héritages précieux de toutes les époques et de tous les continents : il revisite un patrimoine par des questions très contemporaines et sans le réduire. Il y aura aussi des musiciens. La musique est importante car l’histoire de la danse est liée à l’histoire de la musique. Il y a toujours eu un dialogue très étroit et cela peut être une entrée à l’art chorégraphique. On entendra par exemple Ori Lichtik qui est une figure de la musique électro israélienne et qui crée les musiques de la chorégraphe Sharon Eyal. Et j’ai voulu que le musicien hip-hop Kery James soit artiste associé car son travail et ses textes contribuent à faire société, sa musique est aussi en phase avec les danses urbaines.
Enfin Gisèle Vienne est une des artistes du moment qui incarne le plus la transdisciplinarité et le croisement des esthétiques. Elle sait rendre chorégraphique des situations et a une capacité à faire ce en quoi je crois : elle sait faire la place pour le doute, le débat, la contradiction et c’est qui me définit le plus.
On ne peut plus aujourd’hui ne pas se poser la question de la diversité aussi bien du point du vue du public que de celui des artistes. Comment vous l’abordez dans votre programmation ?
On a parfois tendance à la réduire à la diversité culturelle. Pour moi, dans cet endroit où a été signé la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, il ne faudrait pas que parler de diversité, ce soit se donner bonne conscience. Aujourd’hui, on parle beaucoup plus de droits culturels. Cette notion de diversité, elle est complexe à manipuler, il faut être très nuancé. Pour moi la diversité, c’est une attitude, ce n’est pas la reconnaissance de quelque chose qui serait différent mais c’est un goût pour le divers, c’est lutter contre la pensée sectaire. Chaillot doit être le lieu qui invente les chemins qui amènent à l’appréhension de cette diversité et de faire culture commune.
La diversité à Chaillot, c’est une attitude qui consiste à faire place, à accueillir et à proposer des expériences qui permettent de la comprendre quand on ne la connaît pas, pour la faire sienne et non pas de simplement déployer un catalogue d’esthétiques différentes.
Ça peut paraître très langue de bois mais je vais être très concret. On parle d’un modèle universaliste à la française que l’on oppose à un modèle communautariste anglo-saxon. J’aime penser que ce sont les deux faces d’une même chose. L’enjeu est davantage dans l’attitude que l’on adopte par rapport à cela. Est-ce que, quand on parle de communautés, on parle de fragmentation, de segmentations, et dès qu’on se met à mélanger des choses, on crie à l’appropriation culturelle ? Je crois davantage à un enchevêtrement singulier qu’il y a en chacun d’entre nous qui fait qu’en réalité, une communauté ne fait que se reconfigurer. Et à chaque fois, en fonction du contexte où l’on se trouve, on est plus ou moins identifié à un genre, à une pratique, alors qu’en fait il y a de la pluralité en chacun d’entre nous et c’est cela que nous avons peut-être d’universel. Pour moi, la diversité à Chaillot, c’est une attitude qui consiste à faire place, à accueillir et à proposer des expériences qui permettent de la comprendre quand on ne la connaît pas, pour la faire sienne et non pas de simplement déployer un catalogue d’esthétiques différentes.
On va aussi retrouver dans cette saison des personnalités qui ont déjà un long compagnonnage avec Chaillot, telles qu’Ohad Naharin et Sharon Eyal. Ce sont des noms qui font partie aujourd’hui de l’identité de Chaillot. C’était important de les inviter ?
Il fallait pour moi préserver ce qui existe et élargir. Cela passe par davantage de coopérations, de collaborations, de mises en commun avec d’autres établissements. C’est important parce qu’il faut aussi accompagner des artistes dans leur parcours. Il faut une certaine fidélité de nos institutions. Parfois, ce sont des personnalités reconnues, très identifiées. Il faut aussi accompagner d’autres artistes depuis leur émergence jusqu’à la reconnaissance avec tout ce que cela veut dire. Chaillot est idéal pour cela avec ces salles de dimensions variées. Je crois qu’un artiste doit être au bon endroit au bon moment. J’ai voulu aussi qu’il y ait de plus en plus de spectacles jeune public et c’est ce que l’on va mettre en oeuvre avec le Centre National de la Danse. Et puis il était aussi important pour moi de reprogrammer des créations qui ont été victimes de la pandémie et furent mal montrées ou trop peu montrées. Je pense à la pièce d’Emanuel Gat LOVETRAIN 2020 qui avait été co-produite et répétée à Chaillot, et montrée seulement aux professionnels, c’était important de la montrer à nouveau. Robyn Orlin, dont la troupe était venue d’Afrique du Sud, avait dû observer une quatorzaine pour finalement montrer le spectacle deux fois. On a essayé de trouver un juste équilibre. Et cela donne une saison qui a pris en compte tous ces paramètres.
Le Théâtre National de la Danse – Chaillot dirigé par Rachid Ouramdane – Saison 2022-2023 en ligne.