Aurélie Dupont : « J’adore mourir en scène »
À quelques jours de ses adieux officiels à la scène, Aurélie Dupont a rencontré les médias lors d’une conférence de presse. L’occasion pour la Danseuse Étoile de revenir sur les temps forts de sa carrière et sa nouvelle vie en tant que Maîtresse de ballet.
Que ressentez-vous alors que vos adieux approchent ?
Je reçois une grande vague d’amour, une démonstration au quotidien de respect de ma carrière, de mon travail, de ma personne. Et c’est troublant, cela n’arrive pas souvent. Quand on danse, on cherche toujours à mieux faire, il y a rarement un pareil témoignage en direct. Il n’est là que lorsque l’on part à la retraite. C’est à la fois nostalgique et génial ; tous ces gens s’intéressent à moi, à mon parcours, à l’après, cela me touche. Et me permet aussi de faire un bilan plutôt positif de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent. C’est ce que je retiens : l’amour des gens et le respect pour ma carrière. Cela me remplit, c’est très encourageant pour la suite et très touchant.
Vos adieux sont retransmis en direct au cinéma. C’est un stress supplémentaire ?
J’avais l’impression de partir intimement dans une salle remplie de famille, d’ami-e-s et de professeurs de danse. Ce sera finalement devant un plus large éventail (sourire). Je trouve que c’est une bonne idée ; ce genre de retransmission rend le spectacle plus populaire. La danse doit être populaire, tout le monde doit y avoir accès. Cédric Klapisch réalise cette retransmission, je suis donc sûre que le spectacle sera très bien filmé, très fidèlement, comme il sait si bien le faire. Tout ça rajoute un peu plus au trac. Mais je l’aurais de toute façon, je serais certainement bouleversée. Et je suis ravie de partager ce moment avec autant de monde.
Pourquoi avoir choisi le ballet L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan pour vos adieux ?
La programmation a été faite comme cela. Je devais choisir le ballet avec lequel j’avais envie de terminer ma carrière à l’Opéra. J’avais pensé à La Dame aux Camélias de John Neumeier, mais il a déjà été donné pour le départ d’Agnès Letestu. L’histoire de Manon est programmé pour ma dernière saison, et je trouvais que c’était une jolie idée de partir avec ce rôle. Peu après ma nomination d’Étoile, je me suis blessée et j’ai eu une grosse opération du genou. Je ne savais pas si je pourrais redanser un jour. Je me suis arrêtée pendant un an et demi j’ai repris avec ce ballet. Partir avec L’Histoire de Manon est donc lourd de sens.
Vous faites vos adieux avec Roberto Bolle. Pourquoi ne pas avoir choisi une Étoile de l’Opéra de Paris ?
Au départ, je devais partir avec Hervé Moreau. Il est un partenaire que j’adore, un homme extraordinaire, un ami. C’était la personne qui avait le plus sa place à mes côtés pour mes adieux. Malheureusement, il s’est blessé et il ne peut pas revenir pour le 18 mai. La question de mon partenaire s’est donc posée. Il faut respecter les autres Étoiles et sa compagnie, il y d’autres personnalités dans la troupe. Je les apprécie tous, mais pas autant qu’Hervé Moreau. J’y ai beaucoup réfléchi, et je me suis demandé si ça ne serait pas mieux, puisque ça ne peut pas être Hervé Moreau, de choisir quelqu’un avec qui je m’entends bien, avec qui j’ai déjà dansé, et qui ne fait pas partie de l’Opéra. Mon idée a été acceptée, et j’en suis ravie. Roberto Bolle vient tout spécialement pour moi, je suis très heureuse de partir à ses côtés.
Quels grands rôles avez-vous préféré aborder durant votre carrière ?
Toutes les tragédies. J’adore mourir en scène ! Outre le jeu, l’espace-temps dans ces spectacles est passionnant. Entre le début du ballet et la mort du personnage, il se passe des années. C’est très riche à interpréter.
Que ressentez-vous lorsque vous dansez ?
Je suis complètement le personnage, je m’investis complètement. Je ne suis personne d’autre que Manon, personne d’autre que Juliette. D’où je viens, quel âge j’ai…. J’ai en tête toutes les questions que vous ne voyez pas mais que je me suis posées pendant les répétitions. Je dois tout savoir du personnage. Je m’inspire aussi beaucoup de la musique. La musique me donne le ton de ce que je vais raconter. C’est quelque chose de très important. C’est un appui émotionnel et artistique très fort. Cela donne le rythme pour dire les choses, pour danser, pour raconter l’histoire avec mon corps, pour la pantomime, pour le ton.
La musique me donne le ton de ce que je vais raconter.
Sur quelle musique avez-vous préféré danser ?
Danser sur du Chopin dans La Dame aux camélias, c’est tout de même très agréable (sourire). J’ai beaucoup aimé Roméo et Juliette de Prokofiev, cela me donne la chair de poule quand je l’entends et quand je le danse. Toutes les musiques, quand elles sont bien jouées et bien interprétées, ont quelque chose. Évidemment, il y a ensuite les goûts personnels, et je préfère Chopin à la musique de Giselle.
Quelles sont les rencontres qui vous ont particulièrement marquée ?
Toutes les rencontres humaines m’ont plu. Je pense à Ohad Naharin, à Pina Bausch, à Angelin Preljocaj qui est l’un des premiers à m’avoir choisie pour danser des pièces contemporaines et qui a été extrêmement fidèle à chaque fois qu’il est venu à l’Opéra. Je pense à Mats Ek qui m’a donné un rôle très difficile, mais qui m’a beaucoup appris avec Ana Laguna. Je pense aussi à Sasha Waltz qui m’a créé ce très joli rôle de Juliette et qui est devenue une amie proche. Je pense à Benjamin Millepied, qui a été très fidèle aussi, qui m’a choisie pour sa première création à l’Opéra (Amoveo) et pour Daphnis et Chloé. Je pense à Wayne McGregor… Ce sont des rencontres chorégraphiques importantes, mais aussi de belles rencontres humaines. Bien souvent, ces grands chorégraphes apportent les deux. J’y suis très sensible.
Quels sont les quelques moments particuliers que vous retiendrez de votre carrière ?
L’un des moments les plus forts reste mon entrée dans la compagnie, en sortant de l’École de Danse. C’est une nouvelle vie que j’attendais depuis quelques années. Puis ma rencontre avec Pina Bausch, très importante, sur son Sacre du Printemps. Enfin ma nomination d’Étoile évidemment. Elle a changé ma vie, m’a donné beaucoup de joie, m’a permis de danser à l’étranger et de voir comment les gens dansaient à l’extérieur.
En quoi la rencontre avec Pina Bausch a été si déterminante ?
Pina Bausch est arrivée à un moment dans ma carrière où j’avais des doutes. Je ne savais plus trop pourquoi je faisais ce métier. Je prenais une voie que je m’étais moi-même imposée et qui ne me plaisait pas, qui ne me convenait pas. Pina est arrivée et m’a délivrée de tous mes doutes. Tout est devenu plus clair. C’était mon destin de rencontrer Pina.
C’était mon destin de rencontrer Pina.
C’est-à-dire, « une voie que je m’étais moi-même imposée et qui ne me plaisait pas » ?
À 14 ans, à l’École de Danse, j’ai vite compris que si vous aviez une technique parfaite, vous étiez intouchable, que l’on vous aime ou non. J’ai donc travaillé ma technique pendant des années. Quand j’ai rencontré Pina Bausch, j’étais une bête de technique mais je n’y prenais aucun plaisir. Je me suis rendu compte que je n’étais pas moi-même lorsque je dansais. Pina m’a dit qu’elle m’avait choisie pour mes faiblesses. Je ne comprenais pas ce qu’elle me disait au départ. Puis j’ai saisi que Pina était enfin une personne qui me voyait vraiment. Elle m’a vue mieux que tout le monde, elle m’a foutue à poil. Si elle me tendait les bras et que j’étais capable de baisser la garde, peut-être que je pourrais enfin me délivrer de ce carcan. J’ai donc décidé de faire ce travail-là, ce qui n’a pas été facile.
Le milieu de la danse est-il aussi dur que le grand public l’imagine ?
J’ai beaucoup appris à l’École de Danse, j’y ai appris à danser, mais j’avais du mal à supporter l’ambiance. Néanmoins, entre élèves puis entre collègues, je n’ai jamais ressenti de méchanceté mal placée ou de jalousie extrême. Je pense que, de ce point de vue, les gens se sont arrêtés à L’Âge heureux. Il s’est passé bien des années depuis. Je n’ai pas ressenti cette dureté entre élèves à l’École de danse. Les enfants qui rentrent dans cette institution, qui décident d’être danseurs, ce sont des enfants qui sont faits pour ça, c’est leur endroit. Moi, l’Opéra, être en studio, c’est mon endroit, je suis faite pour cela. Il y a bien sûr une grande exigence, et c’est difficile de n’être entouré que de gens qui sont doués. C’est un métier dur et il y a peu d’élus. Cela peut créer des jalousies et des tensions. Mais Je pense que les bons danseur-se-s se voient. Le travail paie, il y a aussi des dons naturels. Certains sont faits pour être meilleurs que les autres.
Y a-t-il un rôle qui vous a habité longtemps après ?
Le Sacre du printemps de Pina Bausch justement. C’est la seule fois où j’ai vraiment eu du mal à redescendre, il m’a fallu bien deux mois. Ça a été un tel choc émotionnel et artistique… Je devais par la suite travailler sur Sylvia de John Neumeier. Pendant un mois et demi. j’avais dansé à moitié nue avec un groupe de fous furieux, et je me trouvais d’un coup dans quelque chose de très différent. Je n’ai pas pu, la différence entre ces deux univers a été un trop gros choc Je n’étais pas Étoile, j’avais 22 ans, j’ai quand même refusé ce rôle. J’ai eu du mal à enchaîner.
Le 18 mai marque vos adieux officiels à l’Opéra de Paris. Avez-vous encore envie de danser par la suite ?
Je vais faire mes adieux à la salle du Palais Garnier, mais j’ai encore envie de danser, cette passion ne m’est pas passée. J’ai encore envie de prendre des risques. Je pense que, dans les deux-trois ans qui viennent, ce sera important pour moi de continuer à danser, plutôt dans des créations contemporaines. Je veux être encore riche de plein de choses, être pleine de ressources, c’est important par rapport à mon prochain poste de Maîtresse de ballet. Je n’ai par contre pas du tout envie de chorégraphier, c’est un autre métier.
Vous allez entamer votre nouvelle carrière, celle de Maîtresse de ballet. Vous aviez souvent répété vouloir quitter l’Opéra après vos adieux. Pourquoi avoir accepté ce poste ?
Je ne me voyais plus à l’Opéra de Paris, très honnêtement. J’ai passé 32 ans dans cette maison et je me disais que ça serait bien d’aller prendre un peu l’air et d’aller voir ce qui se passe ailleurs. Au moment où j’allais presque sauter le pas, Benjamin Millepied m’a proposé ce poste de Maîtresse de ballet. Si je l’ai accepté alors que je pensais partir, c’est parce que c’est lui qui me l’a demandé. Il a le talent pour être le directeur de la compagnie. J’aime ses idées et l’énergie qu’il dégage dans ses propos ou en studio.
En quoi va consister ce nouveau travail ?
Je fais travailler les solistes, des couples de danseur-se-s. Je leur apprends la chorégraphie s’ils ne l’ont déjà fait, je les fais travailler individuellement et en couple. Il y a ainsi toute une notion d’adage. Je leur fais travailler l’endurance, la personnalité, l’histoire du personnage. Je les prépare aussi mentalement, pour qu’ils soient prêts le jour J. C’est quelque chose que je n’ai pas eu assez. Je les fais travailler techniquement et je leur donne toutes les clés des personnages : qui ils sont, d’où ils viennent. Je leur pose des milliers de questions pour les responsabiliser : quel âge a leur personnage ? Qu’est-ce qui le motive ? C’est important de leur apprendre à réfléchir. Ça les aide à trouver ce qu’ils veulent dire. Je veux rendre les danseur-se-s que je fais travailler encore plus beaux qu’ils ne le sont déjà, et surtout leur donner envie de danser et de faire un beau spectacle. Je serais peut-être aussi amenée à jeter un coup d’oeil sur le corps de ballet, pour lui donner la substance qui va peut-être manquer.
Mon acquis va me permettre de faire au mieux pour leur apprendre à mener leur carrière. Je ne vais pas calquer et faire ce que j’ai pu découvrir sur moi. Mais je veux me servir de ce que j’ai appris pour leur permettre de trouver leur propre danse, pour qu’ils puissent à leur tour trouvent leurs sensations. J’ai envie de les mettre en valeur et de les mettre en lumière.
Je veux rendre les danseur-s-es que je fais travailler encore plus beaux qu’ils ne le sont déjà.
Poussez-vous les danseur-s-es à regarder beaucoup de vidéos ? C’est une méthode que vous avez utilisée ?
Les choses ont évolué à cause, ou grâce, à Internet. Avant le web, les recherches artistiques se faisaient de façon plus personnelle, à travers des vécus, des situations personnelles, des souvenirs visuels de danseur-se-s. Aujourd’hui, on a accès à un énorme panel d’interprétations grâce aux vidéos en ligne. Personnellement, je le fais très peu car au final, cela ne me facilite pas la tâche. Maintenant, je suis une femme de 2015, je fais comme tout le monde et je regarde sur Internet. Je peux m’inspirer d’une grande danseuse, mais uniquement de ce qu’elle est, pas de ce qu’elle fait. Sinon, on perd la substance de ce que l’on veut faire et sa personnalité. Je ne recommande ainsi pas aux jeunes de regarder trop de vidéos. Regarder et s’inspirer d’un état d’esprit, c’est une belle chose. De trop vouloir copier, c’est moins intéressant. Je préfère me tromper en scène plutôt que de recopier quelqu’un.
Qu’est-ce qui va le plus vous manquer de votre vie d’Étoile ?
Je m’y prépare depuis trois ans, depuis que l’on me demande ce que je vais faire après. Tout va me manquer. Travailler dans un théâtre, être en scène, c’est tout de même extraordinaire, en particulier sur cette scène du Palais Garnier. C’est ma scène. Les ambiances de coulisses vont me manquer, comme l’ambiance de grande intimité dans ma loge avec mon habilleuse, quand elle me raconte une petite blague pour me déstresser. Je vivrai désormais le spectacle différemment.
Estelle
Est ce que Danses avc la plume va nous concocter un bel article retrospectif sur la carrière d’Aurélie. Perso, je trouve toutes ses interviews sympatiques mais ca manque un peu de fond, non ? Ou simplement de questions plus incisives ? Remarquez, je suis peut-être la seule à penser ca.
hervé
C’est vrai que ce sont plus ou moins les mêmes gimmicks qui tournent en boucle.
Mais c’est peut-être un peu la loi du genre, comme les stars qui font la tournée des médias pour promouvoir leur dernier film.
Quant aux questions « incisives » sur un art d’élite comme la danse, seuls quelques journalistes spécialisés seraient à même de les poser. Or, la campagne d’adieux en cours se fait essentiellement sur les grands médias généralistes.
Amélie Bertrand
@ Estelle et Hervé : le choix de l’Opéra de Paris a été surtout de couvrir les médias généralistes. D’où ces mêmes questions sui revenaient en boucle. Chez DALP, on était pourtant prêt à une itw ;).