Rencontre avec Jean-Christophe Maillot pour les 30 ans des Ballets de Monte-Carlo – « Sortons des normes ! »
Les Ballets de Monte-Carlo ne s’arrêtent pas pendant les vacances. La troupe propose au contraire deux programmes estivaux : une soirée de créations autour des deux jeunes chorégraphes Jeroen Verbruggen et Vladimir Varnava (du 21 au 24 juillet) et la reprise de Roméo et Juliette de Jean-Christophe Maillot, le directeur de la troupe (du 28 au 30 juillet). Une façon de clôturer en beauté la saison 2015-2016, qui a marqué les 30 ans de la compagnie.
Danses avec la plume a profité de cet anniversaire pour rencontrer Jean-Christophe Maillot, chorégraphe et directeur des Ballets de Monte-Carlo depuis 1993. Son parcours de chorégraphe est intrinsèquement lié à cette compagnie, qu’il côtoie depuis sa création il y a 30 ans. Jean-Christophe Maillot revient sur l’histoire des Ballets de Monte-Carlo, comment cette troupe a influencé son travail de chorégraphe, sa muse Bernice Coppieters, sa collaboration fructueuse avec le Ballet du Bolchoï ou la danse classique aujourd’hui.
Comment s’est déroulée cette saison anniversaire des 30 ans des Ballets de Monte-Carlo ?
30 ans, c’est évidemment un marqueur. Mais j’ai envie de dire que c’est une saison presque comme les autres. J’attache la même importance à cette 30e saison qu’à la 31e qui va arriver. Chaque saison est une vie en soi dans une compagnie, avec un nouveau programme. J’ai passé 23 ans ici, j’ai donc passé 23 fois une année.
C’est aussi le temps du bilan. Celui des Ballets de Monte-Carlo est plutôt flatteur. La troupe danse aussi bien vos créations que des œuvres de grands chorégraphes ou de jeunes talents. Toute une structure a été créée entre la compagnie, l’Académie Princesse Grace et le festival Monaco Dance Forum….
Le bilan est positif. Cette compagnie est née de la volonté de la Princesse Caroline il y a 30 ans. Elle a été créée de toutes pièces du jour au lendemain. C’était un peu une forme de folie, même si l’histoire de Monte-Carlo était liée à la danse avec les Ballets Russes. Au bout de 30 ans, cette compagnie est bien présente, elle a permis à Monaco d’exister dans le monde de la danse. Elle est aujourd’hui une structure avec une compagnie, une école et un festival. Vu la petite taille de Monaco, on ne peut y imaginer qu’une seule compagnie de danse. Mais il y a en même temps un public qui aspire à voir autant de choses que dans une grande métropole. Réunir ces trois structures nous permet d’offrir au public une grande diversité dans les propositions chorégraphiques. Cette saison a été un révélateur de tout ce qui a été accompli depuis 30 ans.
Les Ballets de Monte-Carlo sont nés en 1985, vous avez commencé à collaborer avec la troupe très vite. Comment était la compagnie à ce moment-là ?
Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte dirigeaient la compagnie à l’époque, leur programmation était guidée par leurs goûts esthétiques liés à l’Opéra de Paris. La troupe était d’une très belle qualité, plus académique qu’elle ne l’est maintenant. Quand j’ai commencé à travailler avec eux, la troupe existait depuis 6 mois, il y a avait donc un très fort enthousiasme. En 1987, j’ai créé Le Mandarin Merveilleux. Jean-Yves Esquerre a ensuite pris la direction de la troupe. Il m’a de nouveau invité et j’ai créé L’Enfant et les sortilèges en 1991. Je me considérais ainsi comme un ami de la compagnie, depuis le début.
Et comment avez-vous pris sa direction en 1993 ?
En tant que chorégraphe, j’avais eu l’occasion de rencontrer la Princesse Caroline, qui était très présente avec la compagnie. On discutait beaucoup. En avril 1992, la troupe était sans directeur depuis cinq mois et était donc un peu perdue. Je faisais une création à ce moment-là. J’ai émis mon opinion sans avoir l’intention de diriger la compagnie, j’ai donné mon avis sur la situation et ce qui me semblait nécessaire de faire, sans arrière-pensée.
Et quel était votre regard sur les Ballets de Monte-Carlo à ce moment-là ?
La compagnie était pour moi un très bel outil avec de merveilleux.ses danseur.se.s, mais elle n’avait pas d’identité affirmée, pas de vision particulière. La proposition de diriger cette troupe a été une surprise : j’étais encore en contrat à Tours, même si ce n’était un secret pour personne que je cherchais à partir. C’était une structure de 12 danseur.se. J’aspirais à avoir une troupe plus importante et c’était difficile de trouver quelque chose en France. J’ai demandé à passer une année d’observation, en tant que conseiller artistique tout en restant à Tours. Cela m’a permis de voir comment je pouvais gérer une telle structure, retrouver des danseur.se.s de formation classique, et eux de voir comment je fonctionnais, voir si on allait tomber d’accord. Il aurait été ambitieux de diriger une telle structure et d’en être capable tout de suite. Je pensais qu’il était légitime que l’on s’observe. Au bout de six mois, nous nous sommes mis d’accord et j’ai pris la direction des Ballets de Monte-Carlo en septembre 1993.
Comment a été perçu votre venue ?
Je pense qu’il y avait une forme suspicion : allais-je détruire cet outil, supprimer le travail de George Balanchine ? Quand on prend la direction d’une compagnie, ce qui compte n’est pas votre opinion de la danse mais votre opinion sur l’outil que l’on vous propose et ce que vous souhaitez en faire. J’ai réfléchi sur l’histoire de cette troupe, les Ballets russes, George Balanchine… Dans le cadre de cette histoire, j’ai voulu proposer un projet chorégraphique intéressant. Mon premier programme était une soirée Ballets Russes, le deuxième un programme George Balanchine. Les gens ont compris que mon objectif était de garder cette technique et cette histoire de la danse dans une forme de contemporanéité, sans pour autant rejeter les fondements de la troupe, qui étaient pour moi formidables.
Et comment vous positionniez-vous en tant que chorégraphe ?
La danse contemporaine était en pleine expansion en France et la danse dite néo-classique était perçue comme quelque chose de réactionnaire. Je m’étais oublié à Tours, je m’étais interdit de penser avec ma formation qui venait de la danse académique, J’ai eu tellement de plaisir à retrouver des danseur.se.s avec ces capacités de la technique classique, cette danse, cette formation ! Mon écriture chorégraphique s’est réellement développée en arrivant à Monte-Carlo. J’avais cet outil qui me correspondait et je pouvais enfin me permettre de laisser libre cours à mon histoire. En fait, je pense que les gens de Monaco me voyaient comme un chorégraphe contemporain, alors qu’en France j’étais perçu comme un néo-classique ringard.
Vous n’avez jamais été l’unique chorégraphe des Ballets de Monte-Carlo, vous avez toujours invité d’autres créateur.rice.s. Pourquoi ce choix ?
En prenant en compte la spécificité de Monaco, je ne pense pas que l’on puisse avoir la troupe d’un chorégraphe exclusif, ou d’un type de danse exclusif. J’aime profondément la danse sous toutes ses formes. Je voulais proposer quelque chose au public sur le long terme et une vision globale de ce que le monde de la danse pouvait proposer. En 30 ans, plus de 100 chorégraphes différents sont passé.e.s par ici. Et puis je ne veux pas avoir la responsabilité de nourrir en permanence 50 danseur.se.s. Les interprètes ont aussi envie de cette diversité, de rencontrer d’autres univers. Plus les danseur.se.s sont nourri.e.s, plus ils sont riches quand ils travaillent avec moi. Et cela m’enrichit beaucoup de partager cet outil avec d’autres, de voir les différents processus de créations, les différentes relations chorégraphes-danseur.se.s. Certain.e.s révèlent des talents que j’avais parfois négligés. J’essaye toujours de me mettre à la place d’un.e danseur.se. En tant qu’interprète, qu’est-ce que j’aimerais pouvoir me dire au bout de cinq ans ? Qu’est-ce que j’aurais aimé découvrir ? Je fais en sorte que mes interprètes soient plus riches en partant qu’en arrivant.
Comment avez-vous évolué en tant que chorégraphe depuis que vous dirigez les Ballets de Monte-Carlo ?
J’ai une démarche de longue maturation. Créer arrive comme une nécessité. J’ai commencé à Tours à 23 ans, très jeune. Mon travail a évolué au fil du temps. Il y a d’abord eu ce plaisir de retrouver cette technique classique. Et puis je me suis interrogé : quelle nourriture donner à des danseur.se.s de formation classique, sans tomber dans un néoclassicisme béat, et sans pour autant les emmener dans une autre réalité qui n’a rien à voir avec leur formation ? J’ai des danseur.se.s qui aiment monter sur pointes, faire des arabesques, des pirouettes. C’est ce qui m’a amené à faire tous ces grands classiques.
Le Lac des Cygnes, Roméo et Juliette, Cendrillon… Vous avez revisité de nombreux ballets du répertoire classique, toujours à votre manière, c’est l’un des marqueurs forts de votre répertoire. Pourquoi ce choix plutôt que de remonter une version traditionnelle ?
Il y a 22 nationalités aux Ballets de Monte-Carlo et plein de types de danseur.se.s. Je ne peux pas avoir l’homogénéité parfaite. Et comme j’ai l’amour de cette danse académique, je ne supporte pas de faire un Lac des Cygnes avec des danseur.se.s qui ne pourraient pas avoir l’homogénéité, la qualité nécessaire pour ce type d’ouvrage. Alors comment offrir tout de même à ces interprètes la possibilité de danser Le Lac des cygnes ? Le seul moyen est d’en créer de nouveaux et de se baser sur cette relation à la narration propre à la danse académique. Cela été une obsession pendant toutes ces années : pouvoir donner une forme de modernité à cette écriture. Comme dit William Forsythe, ce n’est pas le vocabulaire qui vieillit mais la manière dont on s’en sert. Comment permettre à des danseur.se.s de 20 ans de danser un Lac des Cygnes ou Cendrillon sans pour autant donner l’impression d’être plongé au XIXe siècle ? Cette démarche m’a permis d’avoir des interprètes, du corps de ballet au premier soliste, qui ont un grand plaisir dans la danse. Tout le monde a ainsi un vocabulaire riche à travailler, beaucoup à danser, le sentiment qu’ils sont importants dans le spectacle et qu’ils ne sont pas qu’une mise en valeur des solistes. C’est un processus important, vital même pour ce type de compagnie.
Ce n’est peut-être pas toujours le cas dans une compagnie plus académique, où être dans le corps de ballet, si on n’a pas cette ambition d’être un jour devant, peut devenir une forme d’ennui. Le corps de ballet du premier acte du Lac des Cygnes, ce n’est pas ce qu’il y a aujourd’hui, en 2016, de plus joyeux et ce qui correspond à la réalité du monde. Cela m’amuse quand je vois des gens, devant mon Lac, qui disent qu’il ne reste rien de l’original ou que la partition n’est plus dans le même ordre. On s’en fiche ! Ce que je sais, c’est que quand je fais Le Lac, je donne la possibilité à mes danseur.se.s de faire un deuxième acte, de danser sur cette musique, d’être un cygne dans une forme différente. Il faut le réinventer, s’amuser avec.
Vos ballets sont très peu repris par d’autres compagnies. Pourquoi ?
Déjà, entre les Ballets de Monte-Carlo et ma collaboration avec le Ballet du Bolchoï, il n’y a plus beaucoup d’espace pour autre chose. Et puis mon travail est subtilement identifiable. Je suis sur une base académique, et ce qui va rendre ma danse différente, c’est la manière dont le.la danseur.se va la percevoir et la comprendre. S’il ne la comprend pas, il va la ramener vers une forme d’académisme qui va la rendre inexistante. Mon travail mal dansé n’est rien du tout. Alors quand je ne suis pas là pour remonter l’un de mes ballets, toutes les dynamiques, les manières de marcher, toutes ces petites choses qui font que ce n’est pas tout à fait pareil que les grands ballets classiques disparaissent. Ce n’est pas dans le vocabulaire que les choses s’expriment dans mes ballets, mais dans la manière de les faire. Ça a été ma résistance pendant des années à l’Opéra de Paris. Je remettais en cause, non pas la qualité des danseur.se.s, mais leur désir probable de travailler avec moi. Si les subtilités ne sont pas comprises, mon travail a l’air de quelque chose de néo-classique sans intérêt.
Bernice Coppieters, qui a pris sa retraite récemment, a été votre grande interprète. Quelle est votre relation chorégraphe/interprète avec elle ?
Bernice Coppieters a plus qu’influencé mon travail. L’écriture d’un chorégraphe ne peut exister qu’au travers des danseur.e.s, il faut donc trouver un jour la matière qui soit la plus enrichissante possible par rapport à ce que vous faites. Jean-Yves Esquerre avait engagé Bernice Coppieters alors qu’elle avait 21 ans. Je l’ai rencontrée lors de ma première audition pour L’Enfant et les sortilèges. Je rentre dans le studio à Monte-Carlo, je vois cette créature, et ça a été immédiat. J’ai tout de suite senti qu’elle serait la personne qui pourrait comprendre et traduire ce que j’avais envie de faire. Il y avait une intelligence instinctive du corps, une grande modernité par rapport à l’idée que l’on pouvait se faire d’une ballerine, d’une Étoile. Il y a eu une fusion immédiate entre le projet que je voulais faire dans ma danse et elle. Il y a chez elle ce mélange de physicalité, de technique, une féminité très affirmée avec en même temps quelque chose d’androgyne. Chaque fois que je travaillais avec elle, tout ce que j’imaginais chorégraphiquement allait toujours plus loin. C’est très rare.
Ce qui est formidable, c’est que Bernice Coppieters n’a pas été juste ma muse. Elle a aussi dansé William Forsythe, tous les George Balanchine, des créations de Sidi Larbi Cherkaoui ou Lucinda Childs, Le Boléro de Maurice Béjart… Elle est une danseuse unique dans l’histoire de la danse, elle a l’un des plus beaux répertoires d’une ballerine de notre époque. Son histoire de danseuse ressemble à mon histoire de chorégraphe, même si je pense que sa carrière de danseuse est bien plus magnifique que ma carrière de chorégraphe. Bernice Coppieters est emblématique de ce que sont les Ballets de Monté-Carlo : un outil généreux pour ceux.celles qui y travaillent comme pour ceux.celles que l’on accueille.
Aujourd’hui, Bernice Coppieters est maîtresse de ballet et remonte votre répertoire. Qu’apporte-t-elle à ce travail ?
Son travail de transmission est fondamental. Mes ballets n’ont jamais été aussi bien dansés que depuis qu’elle s’en occupe. Je ne suis pas très pédagogue, je suis impatient. Je sais ce que je veux et j’aime travailler avec un outil extrêmement pointu. J’aime transmettre l’énergie, vers quoi on doit aller. Et Bernice Coppieters sait comment faire cela. Elle sait expliquer aux danseur.se.s, elle sait quoi leur dire pour qu’ils me donnent ce que je veux. Elle est une courroie de transmission. J’ai découvert ça lors de ma création au Ballet du Bolchoï, La Mégère apprivoisée. C’était compliqué, on ne parlait pas la même langue, on n’arrivait pas à se parler facilement. Mais je sentais que les danseur.se.s avaient toujours ce regard sur Bernice Coppieters. La clé était toujours chez elle, pas forcément chez moi.
Pourriez-vous trouver une autre muse ?
J’ai de merveilleux.ses danseur.se.s aujourd’hui, mais l’histoire ne pourra pas être la même. Quand je suis arrivé à Monaco, j’avais 32 ans et Bernice Coppieters 22. On était en pleine forme de l’âge, j’étais en pleine évolution chorégraphique. Nous avons fait notre première tournée à Paris, notre première tournée à New York, nous étions tout le temps ensemble. Il y avait une euphorie liée à la création même de cet outil exceptionnel. Aujourd’hui, j’ai 56 ans et je ne regarde pas mon futur comme lorsque j’avais 30 ans. Mon histoire chorégraphique est inscrite, même si ouverte à des évolutions. Mais ce n’est pas à 56 ans que l’on aplatit tout et que l’on recommence du début. Je dois réapprendre aujourd’hui, réinventer, une relation aux danseur.se.s. C’est pour ça que je n’ai pas fait de grosses créations depuis deux ans.
Vous parliez du Bolchoï plus haut, Olga Smirnova est visiblement une ballerine qui vous inspire. Elle pourrait être considérée comme une nouvelle muse ?
Vous n’avez pas tort ! Olga Smirnova est l’une des danseuses qui m’a le plus bouleversé depuis longtemps. Plutôt que de courir après des créations, je voudrais pouvoir regarder chacun de mes ballets en me disant que je suis allé au bout de chaque idée. J’ai donc décidé de retravailler ces grands ballets, je sais qu’ils ne sont pas allés complètement au bout. Mais pour faire ce travail, il me faut une nouvelle nourriture. Et j’ai trouvé ça avec Olga Smirnova. Elle est extraordinaire. Elle est en-dehors du temps, on ne peut pas dire si elle a 23 ou 50 ans. Elle m’inspire énormément et je trouve dans ses yeux l’appétit de Bernice Coppieters quand elle est arrivée. Elle est très à l’écoute. Mais le Bolchoï est l’une des plus belles compagnies au monde.
Qu’est-ce qui vous a tant inspiré chez les danseurs et danseuses du Bolchoï ? Après le succès de La Mégère apprivoisée, vous prévoyez une nouvelle création avec eux en 2018.
Le Bolchoï a ce moment un groupe de 25-30 solistes vraiment exceptionnel.le.s et des personnalités très fortes, qui m’ont rappelé la grande époque de l’Opéra de Paris avec Rudolf Norueev. Ils appartiennent à une forme de danseur.se.s qui a un peu disparu : ils vivent vraiment pour ça. Ce sont vraiment des fous de danse, ils ne s’arrêtent jamais. Ils ont cette espèce de désir qui a un peu disparu en Europe. Là-bas, il y a encore cette sensation de combat pour aller chercher les choses, qui parfois est un peu débordante et envahissante, mais qui est extrêmement enrichissante en tant que chorégraphe. J’ai rencontré un groupe de 20 danseur.se.s avec des yeux et des oreilles grandes ouvertes, qui se mettaient à disposition pour que l’on fasse quelque chose ensemble. L’ambiance pouvait être difficile, mais je ne me rappelle que de cette idée de partage. Quand j’ai passé ces 12 semaines au Bolchoï pour créer La Mégère apprivoisée, je n’avais pas de responsabilité de directeur. C’était la première fois depuis 25 ans que je me retrouvais à ne penser qu’à la création, à n’avoir que le plaisir et très peu d’inconvénients. J’ai réalisé à quel point c’était bon de se retrouver dans ce genre de situation.
Vous ne trouvez plus une telle envie en Europe ?
Il y a une génération de danseur.se.s qui est beaucoup moins gourmande qu’avant. Je vais faire hurler, mais il n’y a plus de danseur.se.s qui dansent quand ils ont mal. Je pense qu’il y a maintenant une forme de raison, tout aussi respectable et légitime, mais qui amène vers des choses plus policées et sérieuses. Au Bolchoï, j’ai retrouvé des fous de danse, des gens qui ne vivent que pour ça. Peut-être que l’on peut dire que ce n’est pas bien. Mais sortons des normes ! Tout ce que l’on nous propose aujourd’hui est tellement sage et raisonnable. Et si ce n’est pas raisonnable, cela devient vite vulgaire et agressif. Il y a peut-être un autre chemin. Je ne donne pas de leçon, je n’ai pas la solution, mais je m’efforce dans mon travail de trouver cette forme de proposition.
Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de chorégraphes néo-classiques ?
Si Christopher Wheeldon ou Alexeï Ratmansky sont le renouveau de la danse, ce dont je ne suis pas sûr, je m’inquiète quand je vois la modernité de George Balanchine à côté. J’aime bien leur travail, je trouve ça sympathique. Mais si c’est tout ce que l’on peut donner à nos danseur.se.s pour mettre en avant l’articulation spécifique de la technique classique, c’est qu’il y a à mes yeux des réponses que nous n’avons pas encore trouvées. L’erreur a en fait été de croire que ce génie qu’est William Forsythe a ouvert une voie. Je pense plutôt qu’il a conclu une époque. Toute une nouvelle génération s’est emparé de ce vocabulaire en pensant que c’était le point de départ de quelque chose, mais ils ont en fait proposé une fin de comète. Nous n’avons pas encore réinventé, au même titre que William Forsythe a pu le faire, cette danse dite académique avec une forme de modernité. Ce que l’on nous propose aujourd’hui ne remet pas en cause les codes de cette danse. Ça ne laisse pas forcément voir un futur surprenant.
Quels sont néanmoins les jeunes chorégraphes que vous suivez avec attention ?
Jeroen Verbruggen peut représenter pour moi assez bien cette génération qui pourrait éventuellement faire un peu exploser les codes, tout en conservant cette particularité de la danse académique. Il travaille sur les pointes, il aime cet outil-là, la technique classique. Et il nous propose quelque chose avec sa patte. Crystal Pite est pour moi l’une des chorégraphes les plus intéressantes du moment. Elle ouvre des horizons que je trouve assez passionnants, surprenants, nouveaux. J’ai vu aussi quelques pièces de Justin Peck qui m’ont semblé assez intéressantes. Je trouve chez lui un petit décalage à peine perceptible qui fait que ce n’est pas tout à fait la même chose que les autres. Il est tout jeune, il faut voir sur le temps.
De toute façon, on ne peut pas trouver un nouveau ou une nouvelle Balanchine tous les jours. En attendant, les danseur.se.s sont là, le public est là, il faut bien leur offrir quelque chose. Il faut prendre les choses que l’on nous propose avec beaucoup de bonheur. Les ballets qui nous bouleversent complètement sont rares. Il faut être patient, donner la possibilité aux gens de faire les choses. Depuis 20 ans, j’ai aidé 50 jeunes chorégraphes à travailler. Il faut leur donner l’outil pour faire des créations, leur ouvrir l’esprit, leur montrer des tas de choses. Ils doivent comprendre et avoir un sens critique, une connaissance, une intelligence, une mémoire de ce que la danse est et vers quoi elle va.
Aujourd’hui, les Ballets de Monte-Carlo est une structure qui regroupe notamment l’Académie Princesse Grace. Que vouliez-vous faire avec cette école ?
Quand la Princesse Caroline m’a demandé de m’occupe de l’école, il fallait décider de ce que l’on voulait faire de cet outil. C’est quoi une école ? Un établissement qui prend un enfant à l’âge de 9 ans et qui l’emmène jusqu’à ses 17 ans et l’entrée dans une compagnie. Je savais que ce n’était pas possible pour des raisons structurelles. Créer une école pré-professionnelle me paraissait important, avec une ambition très simple : chercher un peu partout dans le monde des enfants qui sont déjà en partie formés, à 13-14 ans, et finir leur formation. L’équipe pédagogique est soudée. Il n’y a pas de langage unique, mais une vision globale de la danse.
Vous n’avez jamais eu envie d’en faire l’école des Ballets de Monte-Carlo ?
C’était justement ce que je ne voulais pas faire. Au début de ma direction, j’avais beaucoup de gens qui venaient de l’École de Nanterre et qui n’avaient pas été pris à l’Opéra de Paris. On sous-estime la blessure psychologique que cela représente, pour un élève qui se prépare depuis l’âge de 10 ans à décrocher le Graal et qui est finalement rejeté. Il vit cela comme un calvaire et un échec. On se retrouve ainsi avec des danseur.se.s merveilleusement formé.e.s mais blessé.e.s, et il est difficile de leur redonner une forme de confiance en eux. Je veux former des danseur.se.s pour des compagnies du monde entier. La seule garantie que je veux est que tous les élèves en fin de formation trouvent un travail. Jusqu’à aujourd’hui, c’est le cas.
En quelques années, l’Académie Princesse Grace est devenue l’une des meilleures d’Europe. Quelle est la recette ?
Il faut préparer les enfants au monde de la danse qui est large, leur apprendre qu’il n’y a pas une voie unique, qu’il n’y a pas qu’une manière de danser. Nous avons aussi un effectif restreint : 50 élèves en tout, des classes de 6 ou 7 étuditant.e.s. C’est un travail de coaching permanent avec eux. À Monaco, la ville est petite, les élèves participent beaucoup à la vie de la compagnie. Ils sont dans nos locaux, ils croisent en permanence les professionnel.le.s. La responsabilisation des élèves est importante. Il y a une très bonne sélection au départ, de très bons professeur.se.s, avec la danse classique qui prédomine, tout en proposant une forme de modernité, de contemporanéité. J’ai été formé à Cannes chez Rosella Hightower, pour moi la plus belle école du monde à l’époque. Rosella Hightower c’était à la fois l’amour du Lac des Cygnes et l’amour de Dominique Bagouet, je ne pourrais pas mieux la décrire. Et c’est ce que l’on essaye de faire à Monaco.
Après le bilan des 30 ans, quels sont vos projets pour l’avenir avec les Ballets de Monte-Carlo ?
Je n’ai jamais été visionnaire, je n’y crois pas. Je vois ça saisons par saison. Je n’ai aucune idée du futur et je ne veux pas le savoir. J’ai l’avantage de n’être sous aucune tutelle, je peux boucler ma saison suivante au mois de mai et la changer par la suite. Je peux vivre les choses d’une année sur l’autre. Ce que je sais, c’est que les Ballets de Monte-Carlo est un outil extraordinaire et qui correspond à ce que je voulais.
Alors à plus court terme, que prévoyez-vous pour la saison 2016-2017, qui n’a pas encore été annoncé ?
Je reprends La Belle en décembre, Olga Smirnova viendra peut-être danser le rôle principal. Nous reprenons Le Songe, on part en tournée pendant un mois en Chine avec. J’ai envie de retravailler ces deux ballets, retravailler les costumes, la production, affiner l’écriture. Pour les créations, j’ai invité Marie Chouinard, Jeroen Verbruggen, Sidi Larbi Cherkaoui.
Je voulais aussi reprend un ballet de George Balanchine. La troupe en a dansé beaucoup pendant des années et je pense qu’elle les dansait très bien. On a ensuite un peu abandonné ce chorégraphe, il y avait une forme de lassitude. Il y a 8 ans, nous avons repris Les Quatre tempéraments mais nous n’étions pas à la hauteur du ballet. L’outil avait glissé, la technicité avait glissé, le soin que l’on pouvait apporter à la qualité d’articulation de la danse classique avait glissé. J’ai moi-même revendiqué le plaisir d’avoir créé un.e danseur.se hybride, quelqu’un qui aurait gardé cette technique classique et intégré toute la dimension formidable qu’a offerte la danse contemporaine. Mais au bout d’un moment, je me suis rendu compte que ces danseur.se.s ne pouvaient en fait plus faire ni l’un ni l’autre bien. Nous reprendrons a priori Violin Concerto dans deux ans.
Allez-vous continuer la diffusion au cinéma de vos spectacles la saison prochaine ? Et la Fête de la danse prévue en juillet pour les 30 ans puis annulée, sera-t-elle en place ?
Nous allons essayer de maintenir le réseau de diffusion que nous avons mis en place pour Casse-Noisette la saison dernière. Nous allons sûrement faire une diffusion en direct en avril. Quant à la Fête de la Danse, c’est un très beau projet qui a du sens pour l’anniversaire des 30 ans. L’idée était de dire au public : venez danser avec nous dans la rue. Il y a eu finalement eu des soucis d’organisation. Mais cela va se faire, dans un autre lieu. On maintient en tout cas l’idée d’avoir pendant 48 heures une danse non-stop, sous toutes ses formes, dehors et dedans, sans aucun doute l’année prochaine.