Rencontre avec Youlia Stepanova, la nouvelle Étoile aux yeux d’émeraude du Bolchoï
Des lignes classiques qui rappellent les canons de l’académie Vaganova, des yeux félins qui s’étirent à l’infini, un regard émeraude insondable… Le Ballet du Bolchoï a trouvé en Youlia Stepanova une nouvelle danseuse noble, encline aux grands rôles du répertoire. Si elle a été engagée en tant que soliste par Sergueï Filine à la rentrée 2015, c’est bien Makhar Vaziev qui l’a consacrée Danseuse Etoile en septembre 2016, après une seule saison de mise à l’épreuve, couronnée par une tournée triomphante à Londres. Venue de Saint-Pétersbourg, dont elle a conservé la danse racée, elle a à coeur de s’exprimer dans la tradition du Bolchoï après des débuts au Théâtre Mariinsky et un contrat au Théâtre Stanislavsky. Danses avec la plume l’a rencontrée à Londres en août dernier, au Royal Opera House, un mois avant sa nomination éclair. Portrait d’une star du ballet russe en devenir.
Vous n’êtes au Ballet du Bolchoï que depuis cette saison (2015-2016) et vous avez déjà dansé de nombreux rôles. Comment êtes-vous arrivée dans cette compagnie ?
J’ai commencé à travailler au Ballet du Mariinsky et j’y ai dansé de nombreux rôles de premier plan, le plus important ayant été Odette/Odile du Lac des Cygnes. Mais par la suite, j’ai décidé de rechercher quelque chose de plus significatif. Au début, j’ai même regardé du côté de compagnies plus petites. Je voulais plus que tout m’exprimer et danser plus de rôles de soliste et d’Étoile. C’est pour cela que j’ai décidé de tenter ma chance au Bolchoï. Je pensais que je regretterais toute ma vie de ne pas l’avoir fait. Cela s’est très bien passé et j’ai été immédiatement engagée en tant que soliste. Je suis très heureuse, satisfaite de mon choix et j’espère que tout continuera aussi bien.
Vous avez embauchée par Sergueï Filine et à présent, Makhar Vaziev qui a pris ses fonctions en mars dernier semble tout autant vous apprécier. Quelle impulsion donnera-t-il à la compagnie selon vous ?
Je suis convaincue que c’est un leader très fort. Il m’a dit qu’il rendra la compagnie meilleure encore, c’est son objectif. Il est aussi très volontaire. Il se rend à toutes les répétitions, du corps de ballet aux solistes. La compagnie s’est immédiatement mise au pas et tout le monde a été contaminé par sa détermination. Je suis sûre que le théâtre va s’en retrouver grandi.
Vous n’êtes pas la seule ballerine à avoir quitté Saint-Pétersbourg pour d’autres horizons ces dernières années. Avez-vous un avis sur la perte d’attractivité de ce théâtre prestigieux du temps de l’époque impériale ?
En toute honnêteté, je n’ai pas d’avis tranché en la matière. Probablement, chacun.e suit sa propre voie et cherche à trouver la destination qui sera la meilleure afin de s’exprimer davantage. Toutefois, je pense que Moscou est une ville plus active et le Bolchoï lui-même offre plus d’opportunités. On me dit qu’ici, je suis devenue plus sûre de moi et je le ressens. Ma danse est devenue plus assurée. Mais chaque cas est différent.
Revenons un peu en arrière : comment vous est venue cette passion pour la danse ?
Tout simplement, quand j’avais à peu près 6 ans, j’ai réussi à aller voir un ballet en compagnie de ma mère. Par coïncidence, il s’agissait de Giselle. Je l’ai vu et voilà, j’ai eu le coup de foudre ! Quand nous avons quitté le théâtre, je dansais dans la rue. Je ne calculais plus personne, même pas les passants qui se retournaient sur moi. Je suis tombée amoureuse du ballet dès ma première fois et quand je suis arrivée à la maison, je dansais encore et encore, me remémorant toutes les scènes de Giselle. C’est ainsi que ma grande passion a commencé. Les pointes et les tutus sont ensuite devenus le rêve de mon enfance.
En grandissant en tant que ballerine, quels rêves vous guidaient ? Quels étaient vos modèles ?
J’ai dû rêver de danser tous les ballets classiques (rires). En particulier, je désirais ardemment danser Giselle. Dans le futur, j’espère que ce rêve se réalisera. Dans mon enfance, j’admirais Maïa Plissetskaya. Je parlais d’elle à tout le monde. Il y avait Galina Oulanova évidemment. J’avais leurs livres, leurs enregistrements et je les regardais en boucle à la maison. Le Lac des cygnes, Giselle, La Belle au bois dormant : j’essayais bien sûr de les danser.
Vous avez été formée à l’Académie Vaganova, pouponnière du Théâtre Mariinsky. Qu’avez-vous acquis là-bas, qui ne s’acquiert nulle part ailleurs ?
Il me semble, et de nombreuses personnes le disent aussi, que le haut du corps et le port de bras sont particuliers là-bas. C’est la danse classique dans toute sa splendeur, avant tout compte la propreté des positions et des représentations. Les bras et le dos y sont nos atouts majeurs.
Comment avez-vous adapté votre style pétersbourgeois aux critères du Bolchoï ? Sur quoi insistez-vous avec votre coach Ludmila Semenyaka ?
Tout est légèrement différent au Bolchoï. Tout d’abord, le tempo est plus rapide. Il va sans dire que tout le monde danse le même ballet, Le Lac des cygnes reste Le Lac des cygnes, mais ici cela s’enchaîne plus vite, de manière plus active. Par ailleurs, il y a des accents émotionnels particuliers, par exemple pour le cygne noir. Ludmila Ivanovna Semenyaka m’a dit qu’ici, le cygne noir était totalement différent dans la version de Youri Grigorovitch, et que j’allais devoir tout réapprendre, peut-être pas dans l’immédiat car la transition est délicate. Mais elle m’aide beaucoup, d’autant plus qu’elle vient également de Saint-Petersbourg. Elle a commencé à danser là-bas puis est partie à Moscou donc elle sait très bien ce que cette migration implique. Je me sens bien ici, tout le monde est assuré et émotionnel tant dans sa danse que dans sa façon d’être : j’essaie de m’y conformer.
Avez-vous pu travailler avec Youri Grigorovitch ?
Non malheureusement il n’était pas au théâtre pour Le Lac des cygnes. J’ai appris à partir des vidéos. Ludmila Ivanovna m’a aidée de A à Z. Je n’ai pas rencontré Youri Grigorovitch en personne.
Pouvez-vous expliquer la spécificité du Lac des cygnes du Bolchoï, chorégraphié par Youri Grigorovitch ?
Je le comprends ainsi : le personnage principal est Siegfried. L’intrigue tourne autour de sa dualité. D’un côté, il y a le mal, en noir, de l’autre, le bien, sa facette blanche, pure, lumineuse. Ses deux oppositions s’affrontent en lui et le mauvais génie (ndlr : Rothbart dans la version de Youri Grigorovitch) l’attire vers le côté obscur. Il est aussi son ombre maudite. À la fin, Siegfried se retrouve seul et dépossédé. Il comprend que le mauvais génie et le cygne noir l’ont vaincu et il s’en repent. Je le conçois de la sorte.
Vous avez dansé Le Lac des cygnes au Mariinsky, dans la version de Sergueev. Quelles évolutions avez-vous ressenties dans le rôle d’Odette/Odile depuis que vous le travaillez au Bolchoï ?
En matière d’ordre, on commence avec l’adage blanc, le pas de deux du cygne noir et c’est à peu près la même chose. Ici certaines variations ont été ajoutées et la différence majeure réside dans la scène finale et dans les personnages. Au Mariinsky, il y a vraiment un cygne noir. Elle est vivante et elle tente Siegfried pour qu’il la suive, comme si elle était humaine. Et ça fonctionne. Mais ici au Bolchoï tout se passe dans l’imagination du prince, dans son esprit et dans son corps. Le cygne noir est comme une ombre, semblable au mal, l’entraînant du mauvais côté. C’est une version intéressante. J’aime danser les deux et je souhaiterais essayer toutes les versions.
Vous avez réalisé une partie de vos rêves Que reste-t-il à désirer ?
À l’évidence j’aimerais danser tous les grands classiques, Giselle, La Belle au bois dormant et même Don Quichotte, pourquoi pas, sans oublier Raymonda et Légende d’amour. Mais j’apprécie aussi les productions contemporaines. J’aime explorer de nouvelles gymnastiques du corps parce que je suis moi-même très souple. Ces mouvements corporels, tout en ondulation, sont aussi très agréables à danser pour moi.
Qui aimez-vous parmi les chorégraphes de notre temps ?
De manière générale, parmi les Russes, j’aime Alexeï Ratmansky et Youri Possokhov. J’ai pu danser le rôle de Bela dans une production de ce dernier : Un Héros de notre temps. Cela m’a beaucoup plu. J’aime Wayne McGregor, il est venu monter Infra au Mariinsky. J’ai aimé sa chorégraphie et je souhaiterais danser d’autres pièces du genre.
Vous intéressez-vous à ce qui se passe dans les compagnies de danse étrangères ?
Oui, tout à fait, j’essaie de trouver des enregistrements quand je prépare de nouveaux rôles. De nos jours, c’est très pratique car presque tout est en ligne. On peut regarder des danseurs différents, de Covent Garden à l’Opéra Garnier sans oublier les compagnies russes. Je m’en souviens quand je préparais Sylvia (Ashton) au Mariinsky, j’essayais de trouver la version originale sur Internet. J’ai regardé Marianela Nuñez. J’ai beaucoup apprécié et j’ai essayé d’apprendre en la regardant.
Vous aimeriez danser dans d’autres compagnie alors ? En invitée par exemple.
Je pense que n’importe quel.le danseur.se serait heureux de travailler avec une autre compagnie. Je veux absolument danser au Bolchoï dans un premier temps et après ailleurs, avec plaisir. Pourquoi ne pas apprendre une nouvelle manière de danser, rencontrer des danseur.se.s et profiter de leur expérience ? Ce serait merveilleux et très intéressant.
Quel loisir vous occupe en dehors de votre prenante carrière ?
En fait, quand je me suis blessée à la jambe, je suis restée à la maison pendant un certain temps en arrêt maladie. J’ai tressé des couronnes, j’en ai fait des tiares, des bijoux séparés. Je pense que si je n’étais pas danseuse, je serais probablement costumière. J’aurais fait différentes broderies, bijoux et tiares pour les représentations. Je suis rêveuse : peut-être qu’un jour je me confectionnerai une tiare ou un bijou pour un ballet, qui sait. A ce stade, j’hésite à les porter en représentation parce qu’ils ne sont peut-être pas à la hauteur mais quand ils le seront je les porterai peut-être.
Vous avez donc un costume préféré ?
Pour le moment, je dirais que je préfère le costume du cygne noir. Je n’ai pas encore dansé de nombreux rôles au Bolchoï mais j’aime ce tutu noir à la matière veloutée.
Le Bolchoï part souvent en tournée à l’Ouest. Est-ce que vous vous sentez un peu ambassadrice culturelle de Russie ?
Je pense que de manière générale il y a une dimension diplomatique dans ces tournées. Il me semble que le ballet russe est bien perçu et admiré partout. Nous essayons d’encourager les gens à s’intéresser à la Russie. Le public est agréable et nous ne ressentons aucune tension. Nous espérons que nous contribuons à l’amélioration des relations internationales avec la Russie.
Interview réalisée avec l’aide d’Anna Zakharova