Thierry Malandain : « La Belle et la Bête est ballet d’action d’aujourd’hui »
Après le succès de Cendrillon, Thierry Malandain revient au conte. Il revisite La Belle et la Bête avec le Malandain Ballet Biarritz, à voir à l’Opéra Royal de Versailles du 11 au 13 décembre, avant une tournée internationale et la Biennale de la Danse de Lyon en septembre 2016. La Belle et la Bête, ballet narratif, est aussi l’image d’un créateur face à son œuvre en train de voir le jour. L’Artiste est ainsi un personnage sur scène – tout comme La Bête, la Belle et ses méchantes sœurs – regardant les pages de son histoire se tourner. Rencontre avec Thierry Malandain après la première, qui a eu lieu début décembre à Biarritz.
Comment est venue l’idée de raconter le conte, mais aussi de représenter l’Artiste en train de créer ?
J’ai simplement mis en scène ma situation au moment de réfléchir à La Belle et la Bête. Pour chaque ballet, on se trouve devant un sujet et on ne sait pas bien quoi en faire. Se battre entre son corps et son âme (ndlr : aussi personnifiés sur scène) est le thème de tous les danseur.se.s, pour essayer de s’extraire de l’ordinaire pour atteindre la beauté. C’est cohérent avec la Bête, qui veut s’extraire de sa condition animale, c’était donc un bon point de départ. Il fallait aussi que je trouve quelque chose pour ne pas refaire un Cendrillon. Dans ces deux contes, il y a deux méchantes sœurs, un père, l’absence d’une mère… Ce système du théâtre dans le théâtre m’a permis de détourner l’affaire tout en gardant l’essentiel pour la compréhension du public.
Quelle est l’analogie entre la Bête et l’Artiste ?
L’art, c’est s’élever, aller vers la lumière, échapper à sa condition humaine, qui n’est pas si loin de la condition animale parfois. Notre esprit et la création nous en séparent. Nous créons pour échapper à notre condition. La Bête échappe à sa condition animale par l’amour, l’artiste par sa création… même si ça va le reprendre assez vite.
Pourquoi ne pas avoir fait danser l’Artiste et la Bête par un seul interprète ?
J’y ai pensé, ça pouvait s’imposer. Mais ça aurait été d’une part moins visible, et ça aurait supprimé un rôle. Ce n’est pas si simple de trouver un emploi à chacun.e dans une compagnie. Je ne distribue jamais à la légère, chaque ballet apporte quelque chose au.à la danseur.se. J’essaye de penser au présent, aussi à l’avenir.
L’Artiste est toujours sur scène entre son corps et son âme. Vous vous battez toujours entre votre corps et votre âme ?
Pour un.e danseur.se, les deux sont en accord, mais pas pour un chorégraphe de mon âge. Je montre en dansant, mais chaque mouvement me coûte, est une douleur. J’aurais 20 ans de moins, les choses seraient plus faciles. Je n’aurais donc pas pu faire cette pièce il y a quelques années.
Au moment de Cendrillon, vous disiez « Cendrillon, c’est moi« . Pour La Belle et la Bête, pouvez-vous dire : « L’Artiste/La Bête, c’est moi » ?
Je ne peux rien faire sans m’investir. Quel que soit le sujet, je dois trouver un personnage ou un thème dans lequel je vais me reconnaître. Je suis l’Artiste/la Bête, comme j’étais Cendrillon, comme je suis dans tous mes autres ballets. Chaque fois que je me plonge dans une nouvelle création, je fais comme une sorte de bilan de santé, je cherche quelle est ma préoccupation du moment, et comment je peux l’illustrer de façon anonyme. Je ne pense pas qu’il y ait un artiste qui fasse autrement. Même Magifique est autobiographique, même je n’ai rien mis de moi en avant, car je ne pense pas que ce soit intéressant pour les gens. Le spectacle doit avoir une valeur universelle, car on ne fait pas un ballet pour soi, on le fait pour le public.
La scénographie de La Belle et la Bête est très simple visuellement mais astucieuse. Tout se fait avec des rideaux de scène manipulés par les danseur.se.s, qui créent ainsi différents espaces. Comment est venue cette idée ?
À chaque fois que l’on a affaire à des ballets comme cela, le problème est la scénographie.C’est d’abord une question de budget. Christopher Wheeldon peut faire six changements de décors en 20 minutes dans sa Cendrillon, c’est exclu pour nous. Avec La Belle et la Bête, le public s’attend à un château merveilleux, à la forêt… On ne peut pas rivaliser avec cet imaginaire. Je n’avais pas envie d’utiliser la vidéo, ça ne m’intéresse pas. Initialement, je pensais faire le ballet avec de vieux décors de théâtre. Puis l’idée des rideaux m’est venu. Ils créent des lieux différents en scène, ils sont aussi comme les pages d’un livre que l’on tourne. C’est très astucieux, je suis d’ailleurs étonné que l’on n’ait jamais pensé à ce système avant.
Cette scénographie a-t-elle été simple à mettre en place ?
Le passage du studio à la scène a été compliqué. En répétition, les rideaux font 2 mètres de haut. Sur scène, ils font 7 mètres, ce n’est donc pas le même poids. La question des lumières s’est posée aussi, il faut éclairer ces rideaux au bon moment. Au départ, deux danseurs étaient chargés de les manipuler, finalement tout le monde s’en occupe. Je voulais en tout cas que ce soit les danseur-se-s qui s’en chargent, ils ont une musicalité et une façon de se mouvoir en scène que n’ont pas les techniciens.
La musique est composée de plusieurs partitions de Tchaïkovsky, dont Eugène Onéguine, la Symphonie Pathétique ou Hamlet. Pourquoi le choix de ce compositeur ?
La première inquiétude sur La Belle et la Bête était qu’il n’y avait pas de partition. Et je n’avais pas forcément le temps ni l’envie de commander une partition à quelqu’un. Cela m’aurait obligé à construire un synopsis, j’aurais sûrement été dans la même veine que Cendrillon. Je me suis mis à chercher différents compositeurs, en fonction de l’Orchestre Symphonique d’Euskadi qui nous accompagne sur La Belle et la Bête. Je ne pouvais pas ainsi prendre de la musique baroque. Détourner le thème du conte avec cette figure de l’Artiste qui essaye de composer s’est rapidement imposé. Et il y a dans la musique de Tchaïkovsky un aspect dramatique qui pouvait très bien convenir à cet aspect. Il était aussi un amoureux de la France et du Grand siècle, qui est la période du conte. Il y avait donc des concordances.
Comment avez-vous fait pour construire l’oeuvre musicalement ?
Au départ, je pensais ne travailler que sur la Symphonie Pathétique, mais ça n’allait pas. J’ai donc écouté l’intégrale de Tchaïkovsky, les morceaux se sont imposées. Je savais que je commencerais par la valse, suivie du premier mouvement de la Pathétique… Après, j’étais perdu. La Pathétique amenait le père au château. Mais la suite de la partition est une valse très charmante, qui n’allait pas du tout pour l’arrivée de la Bête. La musique de ce personnage a été une grande difficulté. J’ai réécouté toute l’intégrale et je suis tombé sur Hamlet. Je pouvais repartir. J’ai attribué certains thèmes aux personnages. Je m’étais dès le départ interdit de reprendre des musiques de ballets, j’ai déjà fait Casse-Noisette ou Magifique. Je n’avais en tout cas pas la crainte de refaire comme l’Onéguine de John Cranko. Il a fait réorchestrer un peu les choses, ce n’est pas le cas pour La Belle et la Bête.
Qu’est-ce qui vous touche dans la musique de Tchaïkovsky ?
Ce n’est pas forcément mon grand compositeur, mais j’aime la musique des compositeurs qui souffrent, comme Mahler. J’aime quand la musique est évocatrice de sentiments. J’adore Poulenc, il compose de la musique et il pleure en même temps. Tchaïkovsky est présent dans toutes ses œuvres, comme je peux être présent dans tous mes ballets.
Qu’est-ce qui a été le plus facile dans la création de La Belle et la Bête ?
En studio, tout est simple. La seule difficulté est le temps, car nous n’avons eu que deux mois pour créer ce ballet. Regarder le planning est toujours une immense angoisse. Je ne peux pas faire de la recherche chorégraphique, je ne peux pas faire et effacer le lendemain à chaque fois, je dois être efficace. En arrivant dans le studio, je n’ai aucun pas. J’ai juste la musique en tête avec la trame que j’ai mise en place chez moi. Et tout est simple. Je ne pourrais pas l’expliquer, je suis le premier surpris.
Et le plus difficile ?
Il n’y a pas vraiment eu de difficulté. Ce qui m’embêtait, c’est que le ballet n’avait pas forcément besoin d’ensemble, l’histoire est assez intimiste. Mais je dois faire danser tout le monde.
La Belle et la Bête peut-il finalement être perçu comme un ballet narratif ou un ballet abstrait sur la création ?
C’est un ballet narratif et je n’ai pas de problème avec ça. Je m’inscris dans l’histoire, c’est un ballet d’action d’aujourd’hui. Noverre est une figure tutélaire pour moi. Il prônait que la danse doit mettre en avant les sentiments et les émotions des êtres humains. L’art, c’est avant tout cela pour moi. On a fait peu de ballet narratif car c’était comme interdit dans les années 1980. J’ai donc toujours trouvé des biais pour en faire indirectement. C’est ce que peut être La Belle et la Bête aussi, une réflexion sur la narration.
Que pensez-vous de la nouvelle vague néo-classique anglo-saxonne qui a émergé il y a une dizaine d’années, et qui arrive en France aujourd’hui ?
La perception que l’on peut avoir de ce mouvement me fait rire, mais je leur reconnais du talent. Christopher Wheeldon a une grande créativité, son Alice au pays des merveilles est superbe, ce chorégraphe aurait dû être au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris depuis longtemps. Mais que l’on nous dise que l’on ne sait pas faire ça en France, je trouve ça scandaleux. S’il n’y a pas de nouvelle vague néo-classique en France, c’est parce que l’on n’a pas eu le droit de faire ça pendant très longtemps. J’aurais fait un ballet à la Justin Peck à 26 ans, j’étais fini. Maintenant, j’ai acquis une certaine notoriété, je ne m’inquiète pas de mettre une belle arabesque ou une pirouette, mais ce n’était pas vrai il y a 10-15 ans. Et mon travail reste encore extraterrestre par rapport aux créations d’aujourd’hui en France, tout comme les corps vraiment travaillés ne sont plus la norme chez nous.
L’histoire de la danse se répète finalement. Pendant toute la deuxième moitié du XIX siècle, les danseur.se.s devaient avoir des noms italiens pour avoir une renommée. Puis il a fallu être russe. Aujourd’hui, il faut être anglo-saxon pour avoir une légitimité. Mais il y a plein de chorégraphes qui ont dépassé George Balanchine en Europe, il y a plein de chorégraphes majeurs, comme Hans van Manen, qu’on ne danse pas en France, alors que la danse est aujourd’hui plurielle.
Et quel est votre regard sur le nouveau cirque, qui explose en ce moment en France, et qui mélange cirque et danse ?
Sous la Renaissance, danseurs et circassiens étaient de la même famille. La danse classique et les arts du cirque sont traditionnellement de la même veine. On dit même que l’on est monté sur pointes d’abord sur un fil, par des funambules, que sur scène dans des ballets, des gravures le laissent penser. Ce croisement des genres ne me gêne donc pas car c’était déjà le cas à l’origine. Mais il faut le faire honnêtement. Aujourd’hui, les programmations danse sont remplacées par le cirque dans les théâtres. Pourquoi ? Parce que les programmateurs disent vouloir apporter du divertissement, une technique maîtrisée à son sommet, de l’émerveillement et de l’humour avec le cirque. Mais c’est aussi ce qu’apporte la danse classique. C’est la même situation qu’il y a 20 ans, on critiquait la danse classique pour sa virtuosité et sa recherche du brio, tout en encensant le hip hop. Mais le hip hop est aussi la mise en avant d’une performance, ces danseur.se.s ont une technique incroyable. Je n’établis pas de valeur entre les arts, mais la malhonnêteté de présenter les choses m’énerve.
C’est pour cela que vous lancez un concours de jeunes chorégraphes classiques/néo-classiques ?
L’idée est de dire que la danse classique est un vocabulaire, qu’il n’est pas condamnable, et que l’on peut dire des choses d’aujourd’hui avec ce vocabulaire. Ce Concours va dans ce sens. La danse classique est un vocabulaire pour exprimer des choses. Ce n’est pas juste une pratique pour rester en forme, comme cela a tendance à le devenir aujourd’hui.
Mais ces chorégraphes n’ont pas leurs chances dans des concours généralistes ?
Ils n’ont aucune chance. Le concours de Hanovre qui existe depuis très longtemps, montre sur son affiche une paire de pointes avec une grande croix rouge. Aujourd’hui, on ne réfléchit pas et on cherche l’innovation à tout prix, mais ça ne veut rien dire. Bien sûr qu’il faut innover, mais la danse, comme toutes les disciplines artistiques, s’enracine sur une tradition, sur du sens. Et puis on croit toujours innover, on croit toujours inventer alors que l’on n’invente rien. Il ne faut pas oublier les traditions. La danse aujourd’hui est plurielle, il ne doit pas y avoir un courant qui prime sur un autre. C’est pourtant le cas en France, aussi parce que la connaissance de la danse s’est effondrée.
Comment, vous, innovez-vous dans La Belle et la Bête ?
On peut innover sur la globalité de la proposition, comment on met nouvellement en scène la narration, mais on ne peut pas innover forcément au niveau du vocabulaire. Noverre disait qu’il voulait une danse dans sa simplicité au service de l’humanité. L’humanité change, la mienne aussi, j’essaye donc d’innover avec ces changements. Mais pas dans le vocabulaire, je crois que je suis trop vieux pour ça, mon corps est trop vieux pour ça.
Votre danse néo-classique appelle la pointe, mais vous ne travaillez quasiment jamais avec (un seul personnage dans La Belle et la Bête est sur pointes). Vous racontiez que c’était aussi une question de budget. Aujourd’hui, Repetto est mécène du Malandain Ballet Biarritz, vous pourriez revenir aux pointes ?
Pas vraiment. Repetto pourrait en effet nous fournir les chaussons. Mais mes danseuses sont venues car elles savaient qu’elles ne feraient pas de pointes chez moi. En période de recrutement, je pourrais choisir une danseuse à l’aise sur pointes, mais ce n’est pas ce qui va être déterminant. Avant, les pointes étaient naturelles pour moi, moins maintenant. Peut-être dans une autre vie (sourire).
Le final de La Belle et la Bête est empreint d’une sorte de grande nostalgie, comme si finir un ballet n’était pas forcément une source de joie pour l’Artiste. Comment l’interpréter ?
Les personnages sont heureux, ils partent dans un néant, une espèce d’éternité, on ferme le rideau sur eux. L’artiste se retrouve seul, comme chaque être l’humain l’est plus ou moins. Finir une œuvre n’est pas une fin en soi. La Pathétique de Tchaïkovsky est sa symphonie testament, c’est sa dernière œuvre. Il a créé des splendeurs, et plutôt que de s’en réjouir, il pleure. Parce qu’il ne pourra plus en faire d’autres, parce qu’il est à bout de souffle, parce qu’il n’a pas trouvé dans son existence le bonheur qu’il attendait.
Un créateur est-il forcément malheureux ?
Je ne sais pas. Pour ma part, je ne suis pas heureux, mais ce n’est pas un problème, c’est une habitude. Je peux être heureux en studio, ma vie c’est la danse, c’est dans le studio que ça se passe. Mais le bonheur est éphémère. Je peux être soulagé après un filage, puis l’angoisse de comment l’oeuvre va être perçue reprend. D’autant plus que je sors d’un succès comme Cendrillon, je suis attendu au tournant. Et de la réussite des projets dépend l’avenir de la compagnie.
Que ressentez-vous à la fin d’une création ?
Je n’ai aucun sentiment, c’est le vide. L’angoisse intérieure est toujours là. L’angoisse permet sans doute la création. Je ne sais pas d’ailleurs s’il existe des créateurs qui ne sont pas angoissés. Certains n’ont pas l’air de l’être, mais on ne sait pas ce quils sont au fond.
Stéphane
Bravo pour cette interview sensible et surtout très pertinente, qui prend le temps d’aller au fond des choses, creuser des points particuliers, avec un chorégraphe qui n’a pas peur de se dévoiler et livrer sa manière de travailler et sa façon d’être.
On en redemande !
Amélie Bertrand
@ Stéphane : Merci ! Interviewer Thierry Malandain est toujours un plaisir, il parle avec beaucoup de sincérité.