Rencontre avec Alexandre Hamel, fondateur du Patin Libre
La danse sur glace vous connaissez ? Je ne parle pas de l’épreuve aux Jeux Olympiques mais véritablement de danse – l’art – sur patin à glace. Le Patin Libre, troupe venue (forcément) du Québec, propose ce spectacle d’un tout nouveau genre. Leur dernière création, Vertical Influences, est donnée à la Patinoire de Bercy – programmé par le Théâtre de la Ville – jusqu’au 17 juin, après les Nuits de Fourvière et avant Montpellier Danse. L’occasion d’une rencontre avec Alexandre Hamel, le fondateur du Patin Libre. Ancien patineur de haut niveau, il a voulu chercher autre chose, loin du formatage de la discipline. Il nous parle de sa démarche artistique et de son amour de la glisse.
Peut-on dire que Le Patin Libre est une troupe de danse sur glace, au premier sens du terme ?
Il faut décomposer la chose. C’est sur glace, ça c’est certain (sourire). De la danse ? Tout dépend de la définition de chacun.e de ce qu’est la danse. Pour moi, la danse est le corps en mouvement dans un but festif, poétique, artistique… Ce qui est définitivement ce que l’on fait. Donc oui, c’est de la danse sur glace pour moi. Mais c’est totalement différent de l’épreuve de danse sur glace aux Jeux Olympiques.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de votre danse ?
La glisse ! Ce processus pour découvrir notre identité a été long. Lorsque nous nous sommes demandé pourquoi nous continuons à faire des spectacles sur glace, nous nous sommes mis à chercher : qu’est-ce que nous avons que les danseur.se.s, les acrobates ou les acteur.rice.s n’ont pas ? La réponse est la glisse, cette possibilité pour des corps immobiles de se déplacer à travers l’espace, ou la possibilité de permettre à des corps de se déplacer sans faire les mouvements habituellement nécessaires au déplacement (la marche, les sauts, ramper). Dès que l’on a découvert ça, nous nous sommes concentrés uniquement là-dessus, sur la glisse. Et on pourrait faire des recherches là-dessus pour encore des années.
Quel est votre rapport à la virtuosité, vous qui l’avez beaucoup pratiqué pendant vos années de compétition ?
Pour moi, la virtuosité est un outil, à utiliser s’il y a de bonnes choses à faire avec. Certains petits passages de Vertical Influences pourraient être faits par des patineur.se.s amateur.rice.s, d’autres sont vraiment dans la virtuosité complète qui demande beaucoup de répétition, car cette virtuosité se perd vite. Nous aimons cette virtuosité, il y a un plaisir à le faire.
La compétition à haut niveau ne vous a pas écoeuré de la virtuosité ?
Beaucoup de mes anciens camarades d’entraînement ne veulent plus toucher à un patin une fois la carrière terminée. C’est fréquent. Personnellement, j’ai arrêté un petit moment, entre la fin des compétitions et la création de la compagnie. Mais ça me manquait, j’allais patiner dans les parcs le soir à Montréal. Mon amour du mouvement est plus fort que tout. Je pense que je partage ça avec les trois autre membres de la troupe qui ont fait du patinage à très haut niveau.
Est-ce que l’on retrouve dans Vertical Influences des pas typiques du patinage dit artistique, comme des sauts, des pirouettes, des portés ?
Nous restons attachés au vocabulaire du patinage dit artistique. C’est un beau vocabulaire gestuel et qui utilise bien ce concept de la glisse. La grande arabesque par exemple, ce mouvement très stéréotypé du patinage artistique, quelle belle utilisation de la glisse ! Les sauts, les pirouettes, on en fait de moins en moins. Il doit y en avoir quatre ou cinq fois dans le spectacle, et ils sont là parce qu’ils servent l’ambiance que l’on essaye de créer. On saute, on aime faire ces sauts, ils servent ce que l’on veut faire passer. Il n’y a par contre pas de porté dans Vertical Influences. Mais je ne pourrais pas vraiment expliquer pourquoi, nous n’avons tout simplement pas eu le goût de faire ça. Dans la nouvelle création que nous commençons tout juste à travailler, il y en a un peu. Ce ne sont pas des portés très impressionnants où l’homme lève la femme à bout de bras, c’est plus subtil. C’est quelque chose qui nous intéresse en tout cas.
Vous pourriez imaginer vous passer complètement de ce vocabulaire du patinage dit artistique ?
Oui, on pourrait totalement s’en passer. D’ailleurs, sur le nouveau spectacle que nous sommes en train de travailler, nous n’en utilisons pas. Nous sommes en fait dans une démarche de transition que nous ne voulions pas forcer. Au début, nous étions très isolés du monde de la danse et de la chorégraphie, je n’y connaissais rien. Puis nous avons appris. J’ai compris que, si nous abandonnions tout de suite le langage du « patinage artistique », il serait facile de nous coller l’étiquette « Danse contemporaine sur glace ». Et ce serait une démarche un peu artificielle. Je ne voulais pas être un pastiche de la danse contemporaine. Il y en a tellement ! La valse sur glace, le flamenco sur glace, Holiday On Ice qui n’est que la version sur glace du Lido… Un abandon complet et immédiat de ce vocabulaire du « patinage artistique » n’aurait été qu’un pastiche de la danse contemporaine, ça aurait perdu l’intérêt de l’émergence organique véritable d’un mouvement chorégraphique à partir d’une tradition. Nous laissons donc cette transition se faire naturellement, selon nos désirs.
Comment s’est façonné votre culture de la danse ? On retrouve parfois dans Vertical Influences des inspirations hip hop, contemporain…
La ressemblance est fortuite. La danse hip hop, la culture urbaine est partout. C’est pour moi le courant artistique le plus véritable, qui produit constamment des choses extraordinaires. Comment ne pas être influencé par ça ? Nous vivons simplement au XXIe siècle, nous avons la même influence que les danseur.se.s urbains, nous faisons partie de la même époque, du même environnement culturel. La ressemblance avec la danse contemporaine est aussi fortuite. Nous avons recherché quelque chose d’unique dans notre pratique artistique, il y a eu une espèce d’épuration que la danse contemporaine a aussi pu faire. Nous avons un désir de recherche qui ressemble au désir de la danse contemporaine. C’est aussi intéressant que le public reconnaisse des choses ici et là dans nos spectacles, cela montre que l’on fait bien partie de notre époque.
Comment se passe votre recherche artistique et chorégraphique ? Vous travaillez uniquement sur la glace ou vous faites des recherches dans un studio, face au miroir ?
Avant, on testait plein de choses, souvent de façon naïve, comme dans tout processus artistique. On allait dans la théâtralité, on travaillait l’acrobatie, nous étions donc « au sol ». Mais on s’est désintéressés de ça quand on a découvert cette glisse, cette modernité, ce qui nous rend uniques et que l’on peut seulement faire sur la glace. Nous ne travaillons donc plus qu’en patins, si ce n’est pour de longues cessions de visionnage et d’écoute de musique.
Comment s’est passé spécifiquement le travail de recherche pour Vertical Influences ?
On a fait beaucoup de recherches, à partir de 2012, pour une première fin 2014. Cela se faisait en collectif. Parfois, nous jouions sur la glace, quelqu’un tombe sur quelque chose d’intéressant, on se concentre tous dessus. Une fois que quelqu’un a une idée et propose des essais, nous faisons tous ça ensemble. Parfois nous mettions juste de la musique et on se lançait dans des battles, des face-à-face, des impros. On en a fait énormément. Nous mettions une caméra et on regardait les mouvements intéressants qui en ressortaient, et que nous pouvions utiliser pour composer la chorégraphie. À la fin de ce processus, nous avions plein de bribes chorégraphiques, allant de 5 secondes à 5 minutes.
Nous nous sommes alors associés à Ruth Little, une dramaturge connue pour son travail avec Akram Khan ou Sidi Larbi Cherkaoui. Ce n’est pas une chorégraphe, elle n’a pas fait de danse. Elle cherche la signification des mouvements, comment une oeuvre artistique peut apparaître organiquement, et non pas dans un processus de production plus hiérarchisé. Je trouvais ça très intéressant. Quand nous lui avons montré tous ces morceaux chorégraphiques, elle nous a presque fait une psychanalyse. Elle mettait des mots sur ces bribes, elle a écouté notre histoire personnelle, elle a mis des mots sur les idées que nous exprimions seulement en gestes. À partir de ces mots abstraits, nous avons composé Vertical Influences.
Et Vertical Influences, ça parle de quoi ?
La première partie s’appelle « Influences », c’est sur le lien entre l’individu et le groupe. Comment l’individu survit dans le groupe, comment il le nourrit. Il y a une sorte de tension au début, comme si le groupe ne pouvait plus rester ensemble. Puis une nouvelle énergie arrive. C’est très abstrait, on voit ce que l’on veut dedans, même si c’est comme cela que nous l’avons composé. Le public est installé là où il se trouve d’habitude dans les compétitions. Il est toujours au-dessus, comme dans une arène. Pour la deuxième partie, « Vertical », le groupe revient avec cette nouvelle énergie, plus en force. Au lieu de la confrontation entre individus, nous sommes face au public, qui a changé de place. Les gens voient le spectacle sur l’autre axe, la scène devient très profonde.
Quel est votre rapport à la musique ? C’est elle qui vous inspire votre chorégraphie ?
Tout démarre sans musique, à l’inverse du patinage traditionnel. Mais le compositeur est l’un de nos patineurs. Il compose en fonction de l’évolution du spectacle et nous passons beaucoup de temps à écouter sa musique. Cela peut nous amener vers certains gestes, certaines ambiances, et donc à nous influencer. Il y a un véritable échange avec la musique, c’est libérant de travailler comme ça. L’un des points de départ de notre compositeur, c’est le bruit des patins sur la glace, le bruit de la glisse. Sa musique est vraiment très inspirée de ces sons. Il les entoure, les met en valeur, parfois les fait disparaitre.
Quel est votre entraînement au quotidien ?
Nous sommes cinq patineurs et patineuses au Patin Libre, chacun a ses rituels, son entrainement. Depuis que nous sommes invités dans les festivals de danse, nous avons découvert que l’on était très différent des danseur.se.s. Chez nous, il n’y a pas de cours du matin, de préparation commune. Nous avons simplement des répétitions ensemble sur la glace, pour répéter des mouvements chorégraphiques. Personnellement, mon entrainement est presque le même que quand j’étais un patineur traditionnel, pour garder la machine bien huilée. Mais cet entraînement est utilisé de façon complètement différente. Chez les patineur.se.s, l’entraînement est basé sur l’obéissance presque militaire au coach. Moi, je n’ai plus d’entraineur, j’obéis à ma propre envie de conserver la capacité de faire ses mouvements.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans le patinage enfant ?
J’étais tellement jeune ! Je n’aurais pas pu mettre un mot dessus à l’époque, mais c’était cette sensation de la glisse. J’aimais la vitesse, j’avais l’impression de voler. Et puis j’aimais beaucoup les spectacles de fin d’année. L’aspect de la compétition disparaît, c’est un grand événement communautaire, les parents font les costumes, d’autres font les décors, chaque groupe de jeunes patineur.se.s crée un numéro. J’adorais ça ! La musique, l’ambiance, même les paillettes que l’on a complètement abandonnées, toutes ces créations autour du spectacle, ça m’avait vraiment mordu.
Quel a été votre parcours en tant que patineur ?
J’ai fait de la compétition au niveau national, un peu international, j’étais dans la catégorie olympique. J’ai arrêté à 22 ans, au moment de l’université. J’ai ensuite enchaîné avec des spectacles sur glace, c’est un peu le parcours traditionnel. Et j’avais le goût d’essayer ça. J’ai décroché un contrat d’un an sur le spectacle Disney sur glace. C’était une bonne opportunité, un spectacle bien fait, une troupe qui paie bien ses employé.e.s. Mais ce n’était pas le genre de spectacle que je voulais faire. Il n’y avait pas d’exploration de mouvement. Nous étions toujours dans l’obéissance, non plus celle de l’entraîneur mais du directeur de la compagnie. Je voulais essayer autre chose. J’ai quitté la troupe et lancé peu de temps après Le Patin Libre.
Le Patin Libre est le seul spectacle de danse sur glace. Pourquoi cet art est si peu développé, alors que le patin à glace est répandu partout au Québec ?
C’est une combinaison de plusieurs facteurs. D’abord, il faut une patinoire. Un danseur ou une danseuse peut faire de la recherche du corps n’importe où, même en attendant l’autobus ! Pour le patinage, il faut cette ressource de la patinoire, même s’il y en a beaucoup au Québec et que l’on peut utiliser gratuitement les étangs gelés tout l’hiver. Puis il y a le formatage psychologique appliqué aux enfants et tout au long de la carrière d’un patineur dit artistique. Pendant mon enfance et mon adolescence, j’ai passé plus de temps avec mes entraineurs qu’avec mes parents… Ce formatage est très fort et très réussi. On prend des enfants et on les transforme en machine à performer. Ce n’est pas le genre d’éducation qui développe la créativité et la débrouillardise dont on a besoin pour lancer un projet artistique. Au début du projet Le Patin Libre, j’ai rencontré des gens du cirque contemporain, qui avaient un très grand bouillonnement artistique. Je n’avais jamais connu ça, j’avais toujours vécu dans l’obéissance totale, toute ma vie, c’est ce que tous les patineur.se.s dits artisitques vivent.
Que vous reste-t-il de ce formatage ?
C’est encore en moi et je pense que ça le sera toujours. Parfois, quand je m’entraîne dans une école de patinage, je suis sur la glace avec d’autres patineurs plus jeunes (j’ai 32 ans), plus en forme athlétiquement et meilleurs que moi. Et ça me pince de me sentir moins bon qu’eux ! Il y a toujours ce sentiment de compétition, même si cela se fait dans la camaraderie. Tous les membres de Patin Libre sont des extraterrestres du milieu. Tout au long de notre carrière, nous étions connus comme étant des « rebelles », un peu à l’extérieur des normes. Grâce à Internet, nous nous sommes trouvés et nous avons vécu un processus complet ensemble. Même si je me considère encore en transition.
Aujourd’hui, le Patin Libre tourne plus en Europe qu’au Québec. C’est étonnant, quand on sait que le cirque contemporain, par exemple, est tellement vivant là-bas…
Les choses prennent toujours du temps au Québec. On ne peut fonctionner là-bas que si nous avons d’abord connu le succès en Europe ou aux États-Unis. C’est ce qui s’est passé avec le Cirque du Soleil. Ils se sont fait mettre dehors de leur ville car ils faisaient des folies, ils sont partis aux USA, ils sont revenus plus tard avec le succès. Il est compliqué de nous mettre dans une case, le monde du patinage comme celui de la danse nous tournaient le dos au début. Mais aujourd’hui, nous commençons à plaire à ces deux mondes. Nous avons déjà présenté Vertical Influences à Montréal, mais en louant nous-même la patinoire et en organisant tout. Nous n’avons jamais été invité par un diffuseur, comme le Théâtre de la Ville ou Montpellier Danse en France. En 2017, ce sera la première fois, nous allons présenter Vertical Influences à Québec.
Vous avez commencé les recherches chorégraphiques de votre nouveau spectacle. Vers quoi partent vos idées ?
Vertical Influences est touffu, bien rempli, avec une vraie diversité dans les propositions. Mais il y a parfois le regret que ces idées auraient pu être explorées encore plus loin. C’est ce que nous ferons dans le prochain spectacle. Nous allons utiliser un plus petit nombre d’idées chorégraphiques, mais les travailler plus en profondeur.