Entretien avec José Martinez, directeur de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne
La Compagnie Nationale de Danse d’Espagne (CNDE) est au Théâtre des Champs-Élysées du 27 au 29 janvier, avec un programme contemporain mêlant Mats Ek, Itzik Galili et Alejandro Cerrudo pour trois premières françaises. Rencontre avec José Martinez, ex Étoile de l’Opéra de Paris et directeur de la troupe espagnole depuis 2011, qui présente le programme parisien, sa compagnie et son travail dans un pays durement touché par la crise.
Le programme de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne mêle Casi Casa de Mats Ek, Sub d’Itzik Galili et Extremely close d’Alejandro Cerrudo. Comment avez-vous élaboré cette soirée ?
Le spectacle de Paris est à l’image de la nouvelle identité de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne : mêler les grands chorégraphes d’aujourd’hui, les chorégraphes espagnols et un retour au néo-classique et au classique. Je dois et je veux donner une chance aux chorégraphes espagnols de montrer leur travail. Cela nous permet aussi d’avoir une identité spécifique, autant au niveau des interprètes que des créateurs. Le troisième point a été laissé un peu de côté pour présenter un programme avec Mats Ek, un énorme chorégraphe.
Il est accompagné d’Itzik Galili et Alejandro Cerrudo, deux chorégraphes moins connus en France. Pouvez-vous nous présenter leur pièce ?
Itzik Galili fait aussi partie des grands chorégraphes d’aujourd’hui. Sa pièce Sub a été créé pour le Ballet Rambert en 2009 et a été très peu dansée depuis. C’est un ballet plein d’énergie, avec beaucoup de force, allant jusqu’à l’épuisement. Il montre bien cet engagement et cette énergie qu’ont les danseurs et danseuses de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne.
Alejandro Cerrudo est un chorégraphe espagnol, résident de la Hubbard Street Dance Chicago. Extremely close est complètement l’antithèse de Sub. Elle est tout en douceur, en sensibilité, comme un moment où le temps s’arrête. La musique de Philip Glass, Dustin Ohalloran aide beaucoup pour créer cette ambiance. Alejandro Cerrudo est très influencé par Jiří Kylián puisqu’il était danseur dans sa troupe. Il apporte une espèce de force, mais dans le calme, la plénitude. C’est un très beau moment dans le spectacle, en contraste avec la pièce précédente.
Quant à Casi Casa de Mats Ek, c’est inspiré de sa pièce Appartement ?
Mats Ek a pris la base du ballet Appartement, qu’il avait créé pour l’Opéra de Paris. J’y avais dansé le solo du fauteuil. Il a repris ce solo comme base, ce personnage devient un peu le fil conducteur de différentes scènes. Casi Casa peut se traduire par « Presque appartement« . La pièce reprend quelques scènes du ballet initial, mais d’une façon plus resserrée, plus dynamique. Cela demande peut-être aux danseurs et danseuses peut-être plus d’engagement encore. Comme toujours chez Mats Ek, son ballet parle de la vie quotidienne, de la relation des uns avec les autres. Les gens se rencontrent, les rapports humains sont développés : l’amour, la haine, les difficultés à communiquer. C’est un reflet de la société d’aujourd’hui. Cela montre aussi les talents très variés de la troupe, avec des personnalités très différentes.
Pourquoi avoir voulu faire venir Mats Ek à la CNDE ?
J’ai vécu avec Mats Ek en 1992 la création d’Appartement. J’ai dansé La Maison de Bernarda. C’est un chorégraphe que j’avais envie de faire découvrir aux danseurs et danseuses de ma compagnie, parce que j’ai beaucoup grandi comme danseur et comme personne avec son travail. Je voulais que mes danseurs et danseuses aient cette expérience. Le travail de Mats Ek est aussi très écrit, il n’y a pas de place pour l’improvisation. Pour certains interprètes de la compagnie très habitués à travailler avec des chorégraphes contemporains explorant l’improvisation, ce travail avec Mats Ek est presque comme un ballet classique.
Le projet s’est décidé deux ans et-demi à l’avance. Mats Ek voulait que la première ait lieu le 17 mai. Comme la CNDE n’a pas de théâtre fixe, j’ai appelé tous les théâtres d’Espagne pour trouver un lieu disponible le 17 mai 2014. Celui de Séville l’était, la première s’est donc faite là-bas. J’aimerais par la suite remonter La Maison de Bernarda. Mais Mats Ek veut prendre sa retraite en 2016, il n’est pas sûr qu’il veuille reprendre ses pièces par la suite.
Le troisième point de votre programme est d’introduire un répertoire classique et néo-classique. Comment avez-vous fait évoluer les danseurs et danseuses de la compagnie, recruté-e-s par Nacho Duato ?
Je n’ai pas eu besoin de changer les interprètes puisque j’ai continué à faire venir des chorégraphes comme Jiří Kylián ou William Forsythe, avec qui ils avaient l’habitude de travailler. Peu à peu, j’ai élargi ce répertoire. Les danseur-se-s ont pu évoluer dans leur travail quotidien pour pouvoir élargir leur répertoire, c’est une formation permanente. En quatre ans, sur les 42 artistes, 20 sont partis et 22 sont restés. De nouveaux danseur-se-s sont venu-e-s avec une technique plus classique, comme si j’avais deux compagnies réunies.
Comment recrutez-vous vos danseurs et danseuses ?
Nous avons un très bon rapport avec le Conservatoire de Madrid. Il y a un très bon niveau, surtout chez les garçons. J’en ai d’ailleurs engagé deux l’année dernière. Ce Conservatoire est un peu l’école de la compagnie, même si rien ne nous rattache officiellement. En pensant à construire un répertoire classique, il est intéressant de prendre des jeunes qui viennent d’une même école, avec déjà une même façon de danser. Il est toujours plus difficile de mettre en place un corps de ballet avec des danseur-s-es venant de différent univers.
L’audition est ouverte à tout le monde, mais je me rends compte que les élèves du Conservatoire ont un excellent niveau, donc je les prends. Évidemment, entre deux danseur-e-s qui vont avoir le même niveau, je vais avoir une priorité pour un danseur ou une danseuse espagnol-e, car nous sommes la compagnie Nationale. Aujourd’hui, nous comptons 18 artistes espagnoles sur 44, contre 4 à mon arrivée. Mais notre troupe reste très ouverte, avec 14 nationalités.
Souvent, un directeur ou une directrice de compagnie préfère recruter des danseur-e-s avec déjà deux-trois ans d’expérience. Il faut aussi prendre le temps de finir de former des jeunes pour avoir cette homogénéité dans le corps de ballet. Je fais donc un mixte entre danseur-s-es tout juste sorti-e-s du Conservatoire, et d’autres plus expérimenté-e-s.
Comment se définit l’école de danse espagnole ?
C’est une école avec une très forte technique, surtout chez les hommes. Il y a une espèce d’engagement et une force, l’envie de s’investir dans la danse, très importante. Maintenant, on trouve aussi ces qualités chez pas mal d’étrangers. Il y a des danseur-se-s qui ont le passeport belge mais qui vivent en Espagne depuis des années, et qui sont parfois plus espagnols dans la manière d’aborder la danse que certains Espagnols. Cela ne devient pas finalement une question de nationalité, mais une question d’engagement.
Vous n’avez pas de théâtre fixe. Comment organisez-vous vos saisons ?
Quand je suis arrivée dans la compagnie, il n’y avait pas de répertoire, Nacho Duato étant parti avec toutes ses pièces. Il n’y avait pas de date de spectacle de prévu. Nous avons tout de même fait 36 spectacles. La deuxième année, nous sommes montés à 60 dates et l’année dernière 70 dates. C’est une progression d’autant plus importante que le contexte n’est pas facile.
Il y a énormément de lieux de spectacles en Espagne, un réseau de grands théâtres et plein de petits théâtres parallèles. Chaque ville a son grand auditorium et son théâtre, parfois deux dans la même ville. Le problème est que ces lieux ont de moins en moins de budget, et réduisent donc leurs programmations. De dix spectacles dans un même théâtre, nous passons à quatre, même au Teatro Real de Madrid.
Nous sommes en train de créer une sorte de circuit de théâtre, à faire de véritables tournées en Espagne, ce qui ne se faisait pratiquement pas avant. Nous allons à Valence chaque année, nous irons au Grand théâtre du Liceu de Barcelone l’année prochaine, alors que ce théâtre se concentre essentiellement sur l’opéra. Notre répertoire varié nous permet de nous adapter à chaque salle. Nous avons des spectacles avec 25-30 danseurs et danseuses avec un profil plus classique, des spectacles plus contemporains et des grosses productions qui réunissent tout le monde.
À Madrid, nous pouvons ainsi danser dans trois théâtres différents. Quand nous nous produisons au Teatro Real, les tarifs pratiqués ne sont pas accessibles à tous. Nous avons eu d’ailleurs pas mal de plaintes sur ce sujet, parce que nous sommes la compagnie Nationale. Danser dans deux autres théâtres nous permet de toucher un public plus vaste. C’est comme si, à Paris, l’on se produisait au Palais Garnier, au Théâtre du Châtelet et à La Villette.
Comment est assuré le budget de la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne ?
Le budget est assuré par l’Etat, tout comme le salaire des 44 interprètes. Malgré la crise, nous n’avons licencié personne, nous avons même augmenté l’effectif puisque nous étions avant 42 interprètes. Les problèmes arrivent au niveau du budget création et tournée, qui se réduit chaque année.
Nous avons un cahier des charges avec un certain montant des recettes à atteindre. Si nous réalisons cet objectif, notre budget augmente l’année suivante. Nous avons réussi à dépasser ce montant l’année dernière, pour la première fois en 18 ans. Mais le budget n’a pas augmenté parce que c’est la crise. En arrivant dans la compagnie, je connaissais le contexte, je savais que le budget allait être réduit chaque année. J’ai imaginé mon projet en tenant compte de ces données.
Développez-vous le mécénat ?
Nous commençons à développer le mécénat, mais il n’y a pas encore de loi en Espagne pour l’encourager, il n’y a pas d’avantage fiscal. Deux entreprises nous sponsorisent, mais c’est tout petit par rapport à la subvention de l’État. Nous sommes en train de mettre en place notre club d’amis, qui n’existait pas avant.
Quel est l’état de la danse en Espagne ?
Assez compliqué. La culture et la danse n’ont pas été épargnées par la crise. En trois ans, il y a eu une réduction de 40 % des spectacles de danse. Énormément de petites compagnies ont fait beaucoup moins de spectacles ou ont carrément été dissoutes. Nous sommes l’une des rares troupes à avoir augmenté notre nombre de spectacles, par le fait d’avoir un répertoire plus large et de commencer à faire de la danse classique. Nous pouvons ainsi venir dans une ville avec un spectacle contemporain, et revenir l ‘année d’après venir avec un spectacle classique.
La culture en Espagne est durement touchée. Mais les projets continuent pourtant à se monter. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a une envie et une motivation très forte. Il y a énormément de problèmes, mais les gens y croient quand même. Même sans budget, un spectacle va se monter, avec moins de lumières, moins de temps de répétition. C’est l’envie d’aller de l’avant, quoi qu’il advienne.
L’entraide se met aussi en place. Nous avons ainsi mis en place un programme de résidence de création. La Compagnie Nationale de Danse d’Espagne a deux studios, que nous occupons jusqu’à 16h30. Puis des petites compagnies viennent y travailler jusqu’à 21h. Au bout de trois semaines de travail, il y a une représentation dans les studios. Nous avons ainsi accueilli 52 chorégraphes. Cela insuffle une fibre créative, réveille plein de choses artistiquement. Les difficultés financières font que, d’un point de vue créatif, les gens font plus avec moins.
Quand un chorégraphe vient dans la compagnie, je lui explique d’abord que nous ne pourrons pas avoir une structure et un décor très important. Parce que l’on doit partir en tournée, et qu’il n’y a qu’un jour de montage dans les théâtres. Ils ont des contraintes, il faut chercher. Cette recherche permanente et ces contraintes font que nous sommes obligés d’être très créatifs. Je crois que les danseur-se-s cherchent cette créativité. Il y a un risque, mais plein de choses se font.
Comment faites-vous le lien entre la compagnie et son public ?
Avant, la troupe de Nacho Duato dansait beaucoup à l’étranger et très peu en Espagne. Les gens n’avaient pas accès à ce qui se passait. C’est pourtant une compagnie d’État, les gens doivent pouvoir venir voir nos spectacles. Surtout que le public est très réceptif. Il y a énormément de public pour la danse et beaucoup de gens qui ont très envie de voir des ballets classiques. Aucune compagnie nationale n’en a donné pendant 25 ans, même s’il y a eu des compagnies étrangères en tournée. Il y a une forte demande.
Nous avons aussi ouvert les portes de la compagnie. Nous organisons des cours ouverts, des journées portes ouvertes. Une fois tous les quinze jours, 40 personnes viennent voir le cours du matin et suivre la journée de répétition avec les chorégraphes. Il faut que les chorégraphies et les répétiteurs soient d’accord, cela peut un peu déranger les danseurs. Mais cela donne une visibilité à la compagnie qui s’inscrit dans la société. Le 29 avril, pour la journée mondiale e la danse, nous allons donner cours de danse pour 250 personnes amateurs. Cela amène du public à nos spectacles. Ils sentent que la troupe est un peu à eux.
Nous dépensons l’argent de l’État pour faire des spectacles, il faut que cela revienne à tout le monde, les gens doivent avoir un retour. Avec la crise, il y a eu un débat sur le fait de donner autant d’argent à la culture, quand il peut ne plus y en avoir pour les hôpitaux. C’est parce que l’on a aussi une mission sociale, c’est très important pour moi depuis mon arrivée à la compagnie.
Quels sont vos projets pour les prochains mois ?
Nous présentons en avril à Madrid une création, Carmen de Johan Inger. Nous espérons trouver avec cette pièce l’année prochaine, à l’étranger et en Espagne. Puis j’ai comme projet en 2016 de monter un Don Quichotte. Je trouve que pour la Compagnie Nationale d’Espagne, par rapport à la danse espagnole, on peut faire un Don Quichotte plus facilement. Je vais avoir quelques danseurs et danseuses supplémentaires pendant trois mois. Dès février, nous allons monter ce que j’ai appelé Suite Don Quichotte, soit 40 minutes avec des extraits du premier et troisième acte, pour commencer à travailler le ballet.
Pour les tournées, nous irons en Allemagne en avril pour un spectacle contemporain, puis en Italie ou au Mexique. Nous devrions revenir en France dans quelques festivals dans le sud, peut-être le Festival de danse de Cannes l’années prochaine.
Agnès Denis Hagaï
La Compagnie Nationale d’Espagne est superbe avec des qualités de danseurs et de répertoire digne des grandes compagnie internationales. Le travail consistant à permettre aux jeunes chorégraphes et aux plus petites compagnies de pouvoir utiliser ses studios quand ils sont vides est extrêmement précieux ainsi que le souci d’une programmation dans des lieux plus « démocratiques », permettant à un plus large publique de pouvoir devenir spectateur. Bravo !