« Agnes de Mille avait compris comment sublimer un récit »
Presque 20 ans après son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris, Fall River Legend d’Agnes de Mille revient au Palais Garnier. Le ballet est présenté dès le 21 février, lors d’une soirée mixte associée à Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg. Une rencontre a été organisée autour de Fall River Legend pour mieux connaître cette oeuvre et la chorégraphe. Ont participé Élisabeth Maurin (interprète de l’Accusée en 1996), Alice Renavand (qui reprend le rôle aujourd’hui), Anderson Ferrell (directeur du De Mille Working Group), Paul Sutherland (répétiteur) et la Directrice de la Danse Brigitte Lefèvre. Cette rencontre a été menée par Sylvie Blin, dramaturge.
Pouvez-vous nous présenter Agnes de Mille ? Quelle était sa vision de la danse ?
Anderson Ferrell – Agnes de Mille était une chorégraphe qui a vraiment eu la capacité de raconter et sublimer un récit. C’était une femme très éduquée, qui avait beaucoup lu. Agnes de Mille était la nièce de Cecil B. de Mille, un réalisateur d’Hollywood. Elle a donc d’abord grandi dans le milieu du cinéma, Charlie Chaplin la tenait sur ses genoux. Plus tard, elle a notamment étudié la littérature anglaise à l’université de Los Angeles. Elle avait donc lu et étudié tous les grands textes. Elle avait vraiment compris ce qu’était la structure d’un bon récit, et comment l’exprimer sans les mots. Agnes de Mille a aussi développé une véritable capacité à créer les gestes qui caractérisent les personnages. Elle avait aussi étudié l’histoire, l’histoire sociale, elle avait bien compris l’importance de l’habillement et des comportements dans les différentes classes sociales de cette époque. Elle avait aussi cette faculté, qui se voit surtout dans son ballet Rodeo, à avoir de l’humour dans sa danse, à raconter des blagues sans parler.
Quel est l’argument de Fall River Legend ?
Paul Sutherland – L’argument est basé sur l’histoire vraie de Lizzie Borden, qui était accusée du meurtre de son père et de sa belle-mère à coups de hache, en 1882. Ce fait-divers s’est déroulé dans la petite ville de Fall River, au coeur du Massachusetts. Malgré de nombreuses preuves contre elle, Lizzie Borden avait été acquittée. Agnes de Mille pensait que le jury, majoritairement composé d’hommes, ne pouvaient imaginer que cette femme, qui pouvait être leur fille, était capable de commettre un tel crime.
Fall River Legend ne respecte pas exactement l’histoire. Agnes de Mille trouvait que l’acquittement n’était pas vraiment dramatique à voir sur scène. Le compositeur de la musique est allé dans ce sens, et finalement, le ballet se termine d’une façon bien plus terrible. Fall River Legend ne raconte pas vraiment l’histoire, la pièce veut plutôt montrer les raisons qui auraient poussé Lizzie au crime. Elle était amoureuse d’un homme, mais sa belle-mère a été un véritable poison, et cette histoire n’a jamais pu aboutir. Ce crime, c’est finalement sa seule manière de fuir l’emprise de sa belle-mère et de la société.
Comment Agnes de Mille a-t-elle innové pour construire ce type de personnage ?
Paul Sutherland – Louis XIV et l’Opéra de Paris nous ont apporté le ballet. Ce roi s’est inspiré des danses de la haute société et a entrainé les danseuses à acquérir de la technique, à se présenter au public. Tous les danseurs et danseuses de ballet sont ainsi entraîné-e-s à présenter le mouvement au public (il fait un port de bras), et l’Opéra de Paris est l’un des meilleurs exemples de cette façon de danser. Agnès de Mille s’est tournée à l’opposé de cette notion. Le début est son procès, elle est face à son destin à la fin. Tout ce qui est au milieu, ce sont ses souvenirs. Les danseuses doivent faire ce ballet comme si le rideau était fermé. Les gestes sont vraiment très naturels, on ne fait pas des ports de bras vers le public. Le geste n’est pas là pour inclure les spectateurs, ce qui se fait un peu dans le ballet traditionnel. En fait, c’est très puissant parce que le spectateur a l’occasion de vraiment regarder et voir l’âme de ces gens. Le spectateur est obligé de les regarder, car les danseurs et les personnages ne les regardent pas.
Aux États-Unis, nous avons une tradition moins forte de la danse classique et traditionnelle. Nous étions plutôt tournés vers la danse contemporaine, notamment avec Martha Graham. Il y avait d’un côté les ballets abstraits de Balanchine, de l’autres Agnès de Mille et Antony Tudor qui étaient très loin de l’abstraction. Chaque mouvement a un sens. On ne fait pas un geste parce que c’est joli mais parce qu’on va quelque part. Les gestes ne sont pas faits pour la beauté du port de bras, ils expriment quelque chose. La danseuse doit néanmoins avoir une technique brillante, même si elle n’est pas en tutu.
En quoi Fall River Legend est-il un ballet américain ?
Anderson Ferrell – Qu’est-ce que c’est qu’un ballet américain ? Maintenant, on peut se dire que c’est Balanchine, mais Balanchine venait de Russie… Comme la plupart des choses aux Etats-Unis, tout vient d’ailleurs. Agnes de Mille voulait mettre sur scène l’héritage des danses folkloriques américaines, les danses de vaudeville. On a toujours dit que la danse folklorique ne ment pas, qu’elle est claire. Elle a utilisé ces éléments avec la forme plus formelle de la danse classique (elle était de l’école était Cecchetti). Mais le thème du ballet est américain. Agnes de Mille disait qu’elle était tombée amoureuse des gens du pays, typiquement et socialement américains, avec des caractères américains. Lizzie est une jeune femme bien éduquée de l’est, quand Rodeo est plutôt sur l’expression de l’ouest. Ce sont des histoires américaines.
Fall River Legend a-t-il eu du succès à sa création ?
Paul Sutherland – Il a été un succès. Le ballet n’a pas tant choqué que ça, il a plus ému. Le danger est de penser que Lizzie est folle. Elle l’était peut-être un peu, mais ce qu’elle évoque, c’est la pitié, la compassion. Cette fille a une passion incroyable conduite par la cruauté.
Brigitte Lefèvre, pourquoi avez-vous choisi Élisabeth Maurin pour l’entrée au répertoire, et Alice Renavand pour cette reprise ?
Brigitte Lefèvre – Pour les artistes de l’Opéra, nous ne sommes pas dans la démonstration, que ce soit dans la danse classique ou dans les danses plus actuelles. Ça ne fait pas partie de notre école. C’est grâce à notre façon d’aborder la danse classique que nous pouvons aborder le répertoire contemporain. Lors de l’entrée au répertoire en 1996, deux autres artistes dansaient ce rôle, des choix qui pouvaient sembler peut-être plus évidents : Maire-Claude Pietragalla et Isabelle Guérin. Mais je voulais aussi Élisabeth Maurin. Je savais que tout ce qu’elle ressentait, tout ce qu’elle pouvait donner était quelque chose de profondément rare, et qui permettait à elle-même de découvrir d’autres sensations.
Quant à Alice Renavand, je suis très admirative de cette danseuse, c’est une artiste singulière et plurielle. À chaque fois, les chorégraphes contemporains la choisissent, car il y a tout de suite une empathie, sa façon de prendre les choses avec beaucoup de force et une très grande vulnérabilité. Laëtitia Pujol et Nolwenn Daniel interpréteront aussi ce rôle, pour continuer à leur proposer un nouveau challenge artistique.
Élisabeth Maurin, quels souvenirs gardez-vous de Fall River Legend ?
Élisabeth Maurin – C’est vrai que le personnage de l’Accusée pouvait paraître au départ comme un contre-emploi pour moi. Mais c’est en fait tout ce que j’aimais faire. La danse, c’est raconter des histoires. Et là, j’étais royalement servie. Ça m’a beaucoup apporté, c’est l’un des grands rôles dramatiques que j’ai pu aborder dans ma carrière, avec Juliette. Cela m’a valu mon premier K.O., tel un boxer : à la fin du spectacle, lorsque je suis rentrée dans ma loge, je ne savais plus qui j’étais… C’est un rôle très fort, intense, avec une palette de sentiments nuancés, poussés à leur paroxysme.
18 ans après, vous retrouvez ce rôle par le biais de la transmission. Comment avez-vous vécu ces répétitions ?
Élisabeth Maurin – J’ai été d’abord complètement déstabilisée lors de la première semaine de répétition. Je ne m’y retrouvais pas tout à fait dans ce qui m’avait été transmis. Ensuite, ça a été vraiment passionnant grâce à la transmission de Paul Sutherland qui est, je pense, vraiment beaucoup plus proche de la source. J’ai redécouvert un rôle. Ma mission, ce sont mes acquis rajoutés à ce nouvel éclairage.
Alice Renavand, que connaissiez-vous de ce ballet ?
Alice Renavand – En 1996, lorsque Fall River Legend est entré au répertoire de l’Opéra, j’étais à l’École de Danse. Je suis allée voir ce ballet. Et j’ai été tellement choquée, émue, que je suis allée le voir six fois d’affilée. Quand j’ai su que l’on reprenait ce ballet et que j’allais le danser, ça a été quelque chose d’assez énorme pour moi, j’en ai toujours rêvé. Et en même temps, j’avais dans la tête l’image de ces Danseuses Étoiles que j’avais trouvées vraiment extraordinaires. J’ai même eu un petit peu peur au départ, je me disais que je n’arriverais jamais à faire aussi bien. Avec les répétitions qui ont commencé, entre la vision d’Élisabeth Maurin, la transmission de Paul Sutherland, j’ai construit mon personnage petit à petit. Je me suis détachée, j’ai essayé de faire différemment. C’est un rôle qui met vraiment K.O.. C’est incroyable de pouvoir ressentir et retranscrire de telles émotions, avec une telle simplicité.
C’est vrai que ce n’est pas un ballet démonstratif. On ne va pas vers le public. Mais c’est encore plus fort pour l’artiste aussi, vivre cet enfermement dans sa tête, ça fait ressortir beaucoup de choses que j’ai pu vivre. J’espère me nourrir de tout ça, des autres, et de danser ce ballet incroyable avec une intensité dramatique exceptionnelle.
Vous en parlez comme une pièce de théâtre….
Alice Renavand – Fall River Legend me fait plus penser à un film muet qu’à un ballet. C’est la sensation que j’ai en tout cas. Le fait que ne soit pas vraiment dans la réalité, que l’on revienne en arrière par flash-back, c’est très cinématographique. Même nous, on a aussi cette impression de dédoublement parce que l’on est en train de revivre l’histoire. C’est étonnant.
Y a-t-il des difficultés techniques particulières dans ce ballet ?
Élisabeth Maurin – La danse s’efface pour laisser place à la parole par le geste. La plus grande difficulté est d’arriver à nuancer, comme si à chaque page un comédien devait trouver une émotion différente. Cela fait partie des rôles viscéraux, ça doit passer par les tripes.
Pourquoi avoir voulu associer Fall River Legend d’Agnes de Mille à Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg ?
Brigitte Lefèvre – Je suis réellement émue quand je pense à ces deux femmes chorégraphe. Fall River Legend date de 1948, Mademoiselle Julie date de 1950. Elles ne se connaissent pas, je ne crois pas qu’elles se soient croisées. Elles n’étaient pas des grandes interprètes. Mais elles étaient deux femmes qui dansent, deux femmes qui pensent, extrêmement cultivées, deux femmes qui résistent. Pour moi, ce sont des pionnières. Mademoiselle Julie est un ballet très différent, très tourné vers l’expressionnisme, s’appuyant aussi sur la technique classique. Ce sont deux oeuvres essentielles, qui évoquent le problème de l’éducation, l’éducation des femmes. Ces deux résistantes ont, à leur manière, su traduire ces émotions, cette révolte, par le corps et par la danse. Cela met en évidence notre éducation, celle qu’on apporte aux jeunes filles, et la force des chorégraphes.
Nicolas
Merci pour cet article, j’ai hâte d’y être!
Estelle
Mon dieu que cette chorégraphie à l’air intéressante !
Amélie
@ Nicolas : Et alors, vos impressions ? 😉
@ Estelle : J’ai beaucoup aimé ce ballet pour ma part, d’une grande force dramatique.