Claude Bessy : « Lifar a fait de Phèdre quelque chose d’extraordinaire »
A l’occasion de la soirée Lifar/Ratmansky, et de la reconstitution de Phèdre de Serge Lifar, une rencontre avec le public a été organisée la semaine dernière avec Claude Bessy. Interprète privilégiée du chorégraphe, c’est elle qui a été chargée de remonter le ballet. Compte-rendu.
Pouvez-vous tout d’abord nous dresser un portrait de Serge Lifar ?
C’était quelqu’un d’assez beau, et complètement fascinant. Avec des grandes mains, du charme, du charisme… J’étais amoureuse, tout simplement, comme tous les hommes et les femmes qu’il croisait.
Quand avez-vous vraiment été en contact avec lui ?
Imaginez la petite gamine de 14 ans que j’étais, tout juste engagée dans la compagnie. C’est la guerre, et Serge Lifar a été exclu. Tout ce que j’ai vu à l’Ecole de Danse, quand j’allais voir des spectacles, c’était des créations de Lifar… Et voilà que nous repartions à faire Les deux pigeons, toutes ces vieilleries. C’est charmant, mais on ne faisait que ça. Il y a eu un mouvement important parmi les danseur-se-s, des grèves, des manifestations, pour le faire revenir. Jean Babilée l’a énormément défendu.
Lifar est donc revenu. Il travaillait très vite… Et il oubliait aussi vite ce qu’il créait, dans la seconde. « Bessy, vous faites ça« , est devenue « Bessy, faites« , puis « Bessy, refaite« , puis « Qu’est-ce que j’ai fait Bessy ?« . Parce que Bessy = mémoire. Cela a été prodigieux pour moi.
Vous l’avez aussi connu personnellement ?
Très vite, nous sommes partis en tournée en Amérique du Sud. J’avais 15 ans. Mon père a dit à Lifar : « Je vous la confie« . Il a pris ça au pied de la lettre, et il m’a trimballé partout, pendant toute la tournée : les ambassades, les diners… Partout, il y avait toujours Lifar, et la gamine derrière. Je me suis faîtes toutes les ennemies du monde ! Ça a créé une situation dans le ballet qui ne m’a pas été favorable du tout. Mais j’ai eu la chance de le côtoyer dans la vie quotidienne, de l’entendre raconter sa vie. C’était un être complètement passionné de danse, d’art, de musique… Il avait fait tous les musées du monde. Je l’écoutais parler. Il n’était pas mécontent non plus d’avoir une jolie fille à côté de lui. J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie, j’ai eu des relations humaines avec de grands personnages.
Lifar aimait beaucoup faire parler de lui ?
Il me disait : « Même si on parle mal de vous, l’important c’est qu’on en parle« . Dès qu’il y avait un photographe, hop ! Il arrivait. Dès qu’il y avait une star, il se précipitait pour l’embrasser, même s’il ne la connaissait pas. Moi, ça m’amusait beaucoup.
Il a gardé ce trait de caractère très tard…
A la fin de sa vie, il est venu à Paris pour une exposition sur Diaghilev. Il était malade à ce moment-là. C’est moi qui suis allée le chercher, il marchait lentement. A l’exposition est arrivée Maïa Plissetskaïa, avec tous les photographes. Il m’a planté là ! De cette soirée, il n’y a pas une photo de moi avec Lifar.
Il était aussi ami avec de grands artistes de son époque, comme Chanel…
Chanel lui a offert une bague. Dans pas mal de photos, on voit Lifar avec cette bague au doigt. Puis il me l’a donné. Aujourd’hui, c’est moi qui la porte, et elle ne me quitte pas (ndlr : elle montre alors sa main gauche, où brille la fameuse bague).
Comment peut-on définir la danse de Serge Lifar ?
Lifar n’était pas un très grand danseur. Il a commencé à 19 ans, et c’est sa beauté qui a fait que. Mais c’est ce qui lui a permis de faire des chorégraphies personnelles, parce qu’il y a des choses qu’il ne pouvait pas faire. C’est ce qui l’a poussé à faire cette recherche sur le néo-classicisme. Il créait d’après sa technique. J’en ai discuté longtemps avec Maurice Béjart, et il a eu le même problème. Il le prenait avec humour. Toutes les chorégraphies qu’il a faites, c’est parce qu’il avait envie de voir autre chose, et de danser autre chose.
Parlez-nous de la création de Phèdre, en 1950…
J’avais 15 ans à l’époque de la création, je faisais l’une des suivantes. On n’avait pas notre mot à dire. J’écoutais tout. Cocteau avait des idées géniales, comme ces grands bracelets rouges que porte Phèdre. Ça donne une dimension très théâtrale au geste. Ce sont des choses intéressantes qui vous marquent.
Comment cela se passait-il entre Lifar et Cocteau ?
Il y a pas mal de choses que je n’ai pas vu du tout. Cocteau est venu aux premières répétitions, il a bien défini ses scènes. Ensuite, il devait dire oui pour chaque élément scénique : les costumes, les maquillages… Cocteau ne s’immisçait pas dans la chorégraphie.
La musique de Georges Auric était-elle difficile pour l’époque ?
Elle paraissait comme une musique moderne pour nous, à la limite du dodécaphonisme. Pendant les répétitions, tout a été joué au piano. Mais on ne peut pas donner avec un piano les couleurs de l’orchestration, qui sont très importantes dans Phèdre. La première répétition avec orchestre a été la panique générale. On ne reconnaissait plus rien du tout. Maintenant, c’est devenu quelque chose que je peux chanter. C’est pour ça que j’ai demandé à ce qu’on ait le plus souvent possible la bande-son, pour que les danseur-se-s aient dans l’oreille cette orchestration et ces sonorités.
Comment Georges Auric est-il arrivé sur ce projet ?
C’est Lifar qui avait dans l’idée de faire Phèdre, depuis un long moment. Il cherchait une musique, il a beaucoup travaillé sur des partitions déjà écrites. Je crois que c’est finalement Auric qui en a parlé à Cocteau, puis c’est revenu à Lifar.
Comment situez-vous Phèdre dans l’œuvre de Lifar ?
Pour moi, Phèdre est l’un de ses meilleurs ballets, avec Les Mirages. Je parle des ballets qui restent bien sûr… On a essayé de remonter Les Noces fantastiques à un moment. Mais on n’avait pas les moyens de faire de nouveaux décors. On a donc fait remonter les anciennes toiles, on les a dépliées… et toute la peinture est tombée. On a abandonné. Dommage, parce que c’est l’un des derniers grands ballets de Lifar.
Peut-on dire que Phèdre est ballet moderne sur un sujet classique ?
La modernité, c’est Cocteau. Dans sa scénographie, les costumes, les couleurs, le découpage des scènes. La chorégraphie de Lifar, c’est du Lifar, c’est un style qui lui est propre. Phèdre, c’est typiquement l’esprit Lifar. Il savait raconter des histoires. Il aimait les personnages. Il avait en plus entre les mains Tamara Toumanova, qui était un personnage dans la vie. Serge Lifar était très gâté avec le personnage de Phèdre, et il en a fait quelque chose d’extraordinaire.
Comment était Tamara Toumanova, la créatrice du rôle ?
Il faut imaginer une femme pas très grande et très belle, un visage très beau, de grands cheveux noirs, des épaules assez larges. Et surtout une façon de danser un petit peu spéciale. C’est la première qui a eu des équilibres aussi incroyables .Il y en d’ailleurs dans Phèdre. Pour le personnage dans la vie, c’était l’excessivité totale. Elle pouvait avoir des rages épouvantables pendant les répétitions. Et puis il y avait « Mamma » qui était à côté, tout le temps. Dès que sa fille apparaissait sur scène, elle faisait le tour du plateau en faisant des signes de croix ! Elle était toujours dans les coulisses.
Quand avez-vous voulu danser ce ballet ?
C’est au fur et à mesure de ma carrière que j’ai eu envie de raconter des histoires, et que je me suis dit que c’était Phèdre que j’avais envie de raconter. Sauf que je n’avais pas le physique pour danser Phèdre. C’est justement ça qui m’a donné envie de faire ce ballet. Pour moi, Phèdre est une femme brune. Moi, je suis une blondasse…
Brigitte Lefèvre : Solaire !
Claude Bessy : Solaire, c’est plus joli (rires). J’ai eu beaucoup de mal à cause de ce côté solaire. On me voyait toujours comme une jolie fille, et il ne fallait pas sortir de là. Moi, j’en avais ras-le-bol. J’avais envie d’être une actrice, je n’avais pas seulement envie d’être un corps et une tête. L’idée était que le travail que j’avais fait, et ce que j’avais dans ma petite tête, je voulais le montrer. Un jour, j’ai fini par dire à Georges Hirsch (ndlr : l’administrateur de l’Opéra de Paris de l’époque), qui voulait encore me mettre en maillot académique : « Ecoutez, si c’est comme ça, je vais au Casino de Paris, je gagnerais plus d’argent, et je m’emmerderais moins« . En l’occurrence, c’était très précis !
Vous êtes allée demander le rôle à Lifar ?
Oui. Je lui disais : « Je veux essayer, je veux le faire, il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas« . Il m’a laissé le rôle lors de la tournée en URSS, en 1958. Un grand souvenir… Je dansais Phèdre, Nina Vyroubova était Oenone. J’ai travaillé directement avec Serge Lifar. Il y a d’un côté la chorégraphie, puis le personnage à mettre au milieu des pas. Il y avait des choses qui venaient de moi, que j’avais envie de jouer, et les conseils de Lifar.
Vous vous êtes inspirée de la tragédie de Racine ?
J’ai beaucoup parlé avec Marie Bell, une grande actrice de théâtre qui a beaucoup joué Phèdre. Je suis allée la voir sur scène. Lors de cette reprise, j’ai dit à Marie-Agnès Gillot et à Agnès Letestu de relire la pièce. Sans connaître les tirades par cœur, il faut absolument s’inspirer des scènes principales.
Comment s’est passée cette reconstitution de Phèdre en 2011 ?
Quand on a recommencé à parler de Phèdre, je me suis replongée dans les notes que j’avais prises à l’époque…Incapable de me relire ! J’ai vraiment fait du déchiffrage.
Comment avez-vous transmis le rôle à la nouvelle génération ?
C’est très difficile de parler de Phèdre, et d’expliquer aujourd’hui ce ballet. Je ne travaille qu’avec ma mémoire. Expliquer pourquoi je demande ça à un-e danseur-se… Cela me vient instinctivement. J’ai enregistré depuis fort longtemps tous les conseils de Lifar, puis tout ce que j’ai assimilé de Tamara Toumanova. Quand je demande un pas, et que je me lève instinctivement pour dire : « Non, c’est comme ça« … Ce n’est pas réfléchi, c’est absolument instinctif. C’est difficile de donner des indications par rapport à la chorégraphie, par rapport au style. Il y a des moments où c’est très instinctif dans le ballet.
Qu’est-ce que c’est que cet instinct ?
Ce que j’appelle l’instinct, c’est tout ce qui ressort de ce que j’ai appris. Je dois ça à tous les professeurs et maître de ballet que j’ai eu. Cela revient automatiquement. Pendant les répétitions, lorsque je vois que Vincent Chaillet a un petit problème avec ses tours, que Nicolas Le Riche ne met pas la force qu’il faut à la fin de ses pirouettes, c’est absolument instinctif, je me mets à les corriger, je deviens le professeur. Puis je me dis : « Bon, ce sont des étoiles tout de même…« . Mais ça ne fait rien, « Le dos, l’épaule !« , je n’ai même pas besoin d’y réfléchir.
Qu’est-ce qui a changé entre le ballet de 1950 et la version d’aujourd’hui ?
Ce qui a changé ? Les danseur-se-s ! Il-elle-s n’ont pas la même technique, il-elle-s ont fait plein de choses, du contemporain. Il y a une évolution dans la façon de bouger que nous n’avions pas, et qui est beaucoup plus intéressante. Ils savent bouger d’une façon intelligente et joliment. Ce n’est plus la même façon de danser. Les mentalités ont changé, les danseur-se-s ont changé.
Comment avez-vous choisi les distributions ?
On a choisi ensemble les interprètes, avec Brigitte Lefèvre. Je suis restée très précise quant à Marie-Agnès Gillot et Agnès Letestu. Et je suis très heureuse quant aux choix que nous avons faits, elles sont formidables, toutes les deux très différemment. Nicolas Le Roche est superbe, Vincent Chaillet, tout jeune, est un artiste, il a quelque chose à donner. C’est très agréable de retrouver des danseur-se-s que j’ai connu, souvent à l’âge de 9 ans, et qui ont maintenant 35-40 ans maintenant. Je les retrouve inchangé-e-s dans les visages et dans les yeux, mais je trouve des artistes fabuleux. Ils ont bien évolué, et ça fait très plaisir.
Comment s’est passé votre retour à l’Opéra pour remonter ce ballet ?
Je suis partie de l’Ecole de Danse très heureuse, parce qu’on m’avait beaucoup salie. J’ai fait une croix sur une quantité de sentiments que j’ai eus en partant de l’Ecole. Je suis ravie, vraiment, que ça se soit passé comme ça parce que je n’ai pas souffert. J’évite maintenant ce monde, je suis un peu en dehors. Les choses s’éloignent… On regarde tout ce monde avec beaucoup d’aisance et de sourire.
J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler à l’Opéra, alors que je n’y avais pas remis les pieds depuis six ans, rien que pour revoir les enfants. C’est surtout pour eux. Quand je suis revenue, tous les gamins m’ont sauté au coup, m’ont embrassée, tout le monde était content. « C’est sympa de vois voir là, ça nous rajeuni !« . Cela réchauffe le cœur ! Je n’ai pas eu d’enfant, je n’en ai pas voulu de toute ma vie. J’ai voulu consacrer ma vie à la danse. Et la vie m’a apporté des quantités de mômes.
Marie-Charlotte
Une vraie grande dame qui laissera, elle une empreinte inoubliable à beaucoup d’enfants…