Marie-Agnès Gillot : « La création, c’est une transmission de l’être »
Sous Apparence, la prochaine création de Marie-Agnès Gillot, sera donnée au Palais Garnier dès le 31 octobre. A quelques jours de la Première, la chorégraphe a livré quelques explications sur son œuvre, lors d’une rencontre publique. Ne cherchez pas une histoire, mais plutôt des sensations.
Quand avez-vous eu envie de chorégraphier ?
Je devais avoir quatre ou cinq ans, c’était avant que je débute la danse. Petite, je créais déjà beaucoup. Il y avait deux gros chênes chez moi. J’accrochais une couverture entre les deux, j’en faisais un rideau de spectacle, et le soir mes parents venait le voir. J’avais réquisitionné toutes mes copines que je mettais en scène. Cet acte de créer a été ma première tendance,
Créer et danser, est-ce la même chose ?
C’est un même élan créatif, mais ce n’est absolument pas la même chose. Un-e interprète, dans un ballet classique, a une créativité qui est limitée, parce que c’est avec des positions qui doivent être respectées. Le seul acte créatif reste son interprétation. Avec la chorégraphie, on part de rien, et on amène tout le corps en mouvement, toute sensation, toute vibration. Pour moi, chorégraphier est un acte beaucoup plus libre que de danser.
Que raconte Sous Apparence ?
Ce sont des sortes de saynètes, mais ce n’est pas un ballet narratif. Je ne sais pas comment des chorégraphes, comme Wayne McGregor ou Jiří Kylián, construisent leur ballet, peut-être qu’ils écrivent un synopsis. Mais pour nous, les danseurs et danseuses, il n’y a vraiment d’histoire. Il y a des sensations, et un énorme don de soi.
Qu’avez-vous mis de vous dans cette chorégraphie ?
Tout est un peu autobiographique sans l’être réellement. Prenons par exemple les décors. Je voulais faire cour et jardin. Sur scène, on ne parle que de cours et jardin. Mais c’est aussi un lieu de la vie, là où j’ai fait mes premiers pas, c’est une image que j’ai eu dans mon enfance. Et puis je voyais aussi cette voie au milieu, cette scène de l’Opéra. Je la vois toujours, au Foyer, avec toutes ces grandes danseuses au-dessus. Quand je suis sur le plateau, je les sens toujours, Taglioni, Camargo… Avant chaque spectacle, je sens cette voie qui m’emmène vers le public. Pour moi, le plateau, c’est une voie. J’aime aussi ma voie, celle que j’ai choisi dans la vie.
En parlant de voie, pourquoi avoir choisi des musiques pour voix ?
La voix me transporte presque plus que la musique. J’ai toujours été plus à l’écoute des voix que de la musique. C’est pour ça que j’ai aussi tout de suite demandé des pièces vocales. Et les musiques choisies par Laurence Equilbey sont sublimissime. Je suis quelqu’un qui ne compte pas beaucoup. Au bout d’un moment, je connais la musique par cœur, j’oublie les comptes et je me fie à ce que j’entends. J’ai besoin d’entendre des choses qui me transpercent d’émotion et qui me font dire des choses par le corps.
Comment créez-vous ?
C’est justement la musique, ici les voix, qui vont me donner une sensation. Par ce que j’entends se développe quelque chose en moi, qui va devenir un mouvement. Puis les danseurs et danseuses captent ce que je fais pour eux et le reproduisent. Ensuite, c’est l’inverse, je capte sur eux la grâce. C’est vraiment un échange, ce n’est pas : « Vous allez faire ça« . Je montre une esquisse qu’ils s’approprient tout de suite, et ce que je vois sur eux et elles m’inspire. Tout ce que je vois de gracieux, d’harmonieux, de beau, c’est quelque chose que je vois instinctivement chez les artistes que j’ai choisis. Ce sont des danseurs et danseuses que j’admire énormément. C’était aussi difficile de savoir si j’allais pouvoir capter chez eux ces instants de grâce, qui sont tellement beaux dans un studio. Parfois, il se passe des choses devant moi… Heureusement, maintenant, on a la technologie. Je prends mon iPad, je filme, « Regardez comme c’est beau !« . Ils ne se sont même pas rendu compte qu’ils m’ont donné cet instant de grâce. Je pêche la grâce, je prends sur les autres corps ce que j’aime.
Vous n’aviez rien préparé avant ?
J’ai écris pendant un an 1/2. J’avais des pas, j’avais des carnets remplis de pas, de sensations, de positions, de dessins. Mais je ne les ouvre pas. je les ai dans ma tête. Je peux m’y plonger si j’ai une question. Mais je préfère créer directement sur les corps, c’est ce que j’aime faire. Pour moi, la création, c’est une transmission de l’être.
Ces improvisations partaient-elle parfois de paroles, de mots ?
Pour les improvisations, ce ne sont que des idées de corps qui me procurent des sensations et des émotions. A un moment, pendant les répétitions, j’ai donné à mes interprètes une citation d’Oscar Wilde. Ils me regardaient tous sans savoir quoi faire. Par contre, quand je leur donnait des mouvements physiques, tout de suite ça leur procurait des images en eux, et ils me proposaient quelque chose. Les mots, ce n’est pas vraiment notre socle.
Cette façon de faire a-t-elle été difficile pour vos danseurs et danseuses ?
J’aime ce rapport où ont est tous égaux dans un studio. C’est un échange que j’ai pris l’habitude de faire avec les chorégraphes avec qui j’ai pu travailler. Certains nous demandent des improvisations, d’autres pas. Pour les danseurs et danseuses, l’improvisation est quelque chose qui peut faire très peur. Alors je les ai poussés, je les ai un peu perdus, je les ai rattrapés, Et j’aime bien les pousser. Parce que j’ai grandi grâce à ces rencontres, alors j’ai envie de faire la même chose avec eux. Il y avait une liberté, qui est tenue, qui est gracieuse, et je sais que ça les a un peu désarçonnés. Cela demande de leur part une recherche et un travail sur eux-même, ils doivent me rendre cette liberté. C’était au départ un exercice difficile pour eux.
Et pour vous, qu’est-ce qui a été le plus dur dans la création de Sous Apparence ?
Ce qui était très difficile a été de décider de beaucoup de choses en amont. Il fallait choisir les décors ou les costumes un an à l’avance. C’est très dur pour un-e créateur-rice d’imaginer toute une mise en scène sans avoir la pâte première, c’est à dire mes danseurs et danseuses. Ce côté technique est vraiment ce qui m’a le plus stressée. Choisir des décors et des costumes un an à l’avance, alors que l’on ne sait pas si l’on aura les même envies, les même goûts plus tard. J’avais peur de m’être trompée, et puis non ! C’était l’exercice le plus dur, mais qui comportait une grande liberté aussi, c’est au final quelque chose qui m’a aussi fait grandir.
Parlez-nous de ce choix de mettre tous vos interprètes sur pointes, y compris les hommes.
Je voulais asexuer la pointe, et montrer que cet objet était capable d’embellir l’homme comme la femme. Si je veux trouver un nouveau langage de danse, une parcelle de danse qui n’a pas été explorée, c’est bien la pointe sur l’homme. On n’est surtout pas dans la parodie, ce n’est pas sept ou huit marâtres sur scène. Je ne voulais absolument pas ça, je voulais justement enlever ce côté féminin de la pointe, et rendre grâce aux deux corps. On ne soupçonne pas ce que les hommes peuvent faire sur pointes. On a l’impression qu’ils ont été élevés comme des danseuses, qu’ils ont fait des pointes toute leur vie, alors que cela fait juste trois semaines.
Vous pensez que cette découverte de la pointe va changer leur façon de travailler ?
Un des danseurs m’en a parlé aujourd’hui : « C’est incroyable les sensations que je ressens maintenant en classique« . Parce que sur pointes, tout est tellement décuplé… Le moindre geste est fatal. Une danseuse, quand elle fait deux tours sur pointe, elle est par terre si elle donne un coup de cage thoracique. Les danseurs ne sont que sur demi-pointes, ils ont une capacité à se rattraper sur demi-pointe que n’ont pas les femmes sur pointes. En s’essayant à la pointe, ils ont développés des équilibres, des balances, des réactions qu’ils n’ont jamais tenté sur demi-pointes, parce qu’ils ne pouvaient pas les sentir. Ces sensations n’existent que sur pointes. Et pour moi, elles sont tellement belles… Ces chaussons font peut-être mal au pieds, mais c’est énorme d’être sur pointes. C’est ce que je préfère.
Vous avez instauré une autre contrainte dans cette pièce, un sol très glissant…
J’ai mis sur le plateau un lino effet miroir glissant. On se voit dedans, c’est magnifique ce dédoublement. Mais dès que l’on met un pied dessus, c’est la chute assurée. Les femmes ont dû apprendre à travailler avec ce nouveau sol qui se déjouait sous leurs pieds. Et les garçons qui avaient tellement mal aux pieds avec leurs pointes, ils ne parlaient que de leurs douleurs, ils ne se sont même pas rendus compte qu’ils dansaient sur un tapis glissant. Eux, ils ne se sont jamais plaint du tapis (rires). Les femmes, elles, m’ont demandé : « Mais pourquoi cette contrainte ?« .
Justement, pourquoi ?
Lorsque j’ai dansé Genius la première fois, Wayne McGregor m’a mise sur pointes, sur du contreplaqué, en pente, qui plus est sur la pente de Garnier. Au moindre faux pas, je me retrouvais à plat ventre. Mais le danseur ou la danseuse a cette capacité de développer une danse qui résiste à tout. On se surpasse pour s’élever sur pointes. En classique, on est toujours choyé et gâté, avec le lino qu’il faut, le scotch qu’il faut, le tutu qu’il faut, la colophane… On ne se surpasse pas vraiment parfois. Avec des contraintes pareilles, tout d’un coup, on se surpasse, on est capable de développer une nouvelle technique qui prend complètement la balance du corps. L’équilibre n’est plus pareil, parce que si on attaque, on tombe. Les positions de pieds sont complètement changées, et ça donne une nouvelle façon de danser.
La contrainte est-elle obligatoire pour la création ?
Si on a des contraintes, on résiste, et on développe une capacité de créativité qui est bien plus grande. Si tout est libre, on n’en a pas vraiment envie. Pour ma part, plus on me contraint, plus j’ai envie de résister et de créer, et je vais trouver comment développer ma créativité et ma liberté dans ce tout petit espace. Je vais chercher dans mon corps pour le trouver.
Au final, comment vos interprètes ont-ils réagi face à ces contraintes ?
Les danseurs et danseuses ont réalisé qu’ils faisaient quelque chose de nouveau. Et ça, ça excite tout le monde. Les filles sont maintenant capables de faire des glissades sur points, des slides, des propositions à elles que j’ai gardé. On a fait pleins de workshop dessus. Je m’étais aussi déjà entraînée pendant la tournée américaine à faire ses slides, je suis capable de les faire sur un lino normal maintenant.
Une de vos contraintes à vous, que vous évoquez dans Sous Apparence, a été le port d’un corset pendant de longues années. Comment cette obligation a-t-elle influencée votre danse ?
J’ai été emprisonnée du cou au bassin de 12 à 17 ans. J’en ai développé une sensation de mobilité extrême. Dès que j’enlevais mon corset, j’avais cette mobilité du dos qui m’étais interdite en classique, où on ne doit jamais bouger la cage thoracique, on doit toujours tenir. J’avais donc déjà cette tendance à pouvoir faire un éventail avec mes côtes. C’est tout un travail sur le dos que j’ai développé. J’enlevais mon corset trois heures par jour, pour danser. Le reste du temps, j’étais obligée de faire de la natation. Le soir, toutes mes copines prenaient un cours de danse, moi j’allais chez le kiné. C’était très différent. J’ai commencé à faire des exercices de dos très jeunes, qui m’ont fait découvrir des sensations que la danse ne m’avait pas encore fait connaître.
J’ai dû attendre de rencontrer de grands maîtres comme Pina Bausch ou Wayne McGregor, qui eux se sont servis tout de suite de cette mobilité du dos. La première chose que m’a appris à faire Pina Bausch, c’est d’engager ma cage thoracique dans les mouvements, ce qu’on ne fait pas en danse classique. On me dit souvent que ce qui est bizarre avec moi, c’est que je suis vraiment mouvant, je peux bouger n’importe quelle partie de mon dos, alors qu’en général, un danseur classique est plutôt dans la rigidité. Pour moi, ce corset était un acte de résistance, ça a amélioré mon mouvement.
Plus généralement, en tant qu’artiste, comment vos différentes expériences interagissent entre elles ?
Le contemporain a toujours nourri mon classique, et le classique a toujours nourri mon contemporain. Après tout le lyrisme que j’ai pu apprendre auprès de Pina Bausch, maintenant, je ne peux plus danser le classique comme avant, c’est impossible. (Marie-Agnès Gillot fait une démonstrations avec une couronne, d’abord assez statique, puis beaucoup plus lyrique). Les jambes, c’est pareil. Mats Ek m’a développé un travail de hanches, sur le poids du corps. Maintenant, je fais des appels en classique comme en contemporain, je saute deux fois plus haut qu’avant. C’est quelque chose que j’ai compris en contemporain et que j’ai adapté au classique, sans défier les codes. C’est une sensation que je n’avais pas découvert en classique, et que j’ai adapté. La danse ne peut se transformer que comme ça. Le classique, il faut le faire évoluer, grandir, avancer. La danse, c’est toujours en mouvement, ça ne peut pas s’arrêter.
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Pink Lady
Marie-Agnès Gillot semble avoir un don pour les interviews, avec de nombreuses expressions et métaphores qui font tout de suite sens. Ni le fait mettre les hommes sur pointes ni les slides ne sont réellement des nouveautés en danse classique, en revanche l’idée d’installer un lino glissant pour challenger les danseurs est vraiment intéressante ! Je suis de plus en plus curieuse de découvrir le ballet en entier mercredi prochain.